Une orchidée pour Michael
Le ciel avait la couleur d'une pêche presque mûre quand je rentrai à la maison ce soir-là. À la lumière crue qui filtrait à travers la vitre sale du cabanon, je devinai que Papy Merrill travaillait à ses orchidées. Par sa pratique de l'horticulture, il éloignait les vieux fantômes.
Au milieu des éclatantes couleurs que juin apportait dans son escarcelle, à l'heure où les premiers touristes débarquaient à Rum Cay, une lueur grise venait se lover dans le regard de mes grands-parents, telle une ombre triste. Je restai un moment sur le perron, hésitant. Devais-je aller voir mon grand-père dans le sanctuaire de son chagrin ou le laisser vivre sa peine ? Je décidai de pousser la petite porte en bois :
" Oh, c'est toi, Richie. lança-t-il en se relevant de la jardinière où poussaient deux orchidées aux teintes du crépuscule.
- Oui. Tout va bien pour toi, Papy ?
- Ça va, mon grand. Oh, tu as récupéré la couronne pour ta grand-mère. La fleuriste a encore fait du beau boulot, à ce que je vois.
- Tu crois que ça va plaire à Mamie ?
- Oui, c'est parfait. Et ça se mariera très bien avec l'orchidée que j'y mettrai.
- Super !
- Tu devrais la montrer à ta grand-mère. Je crois qu'elle a ressorti les vieux albums photos pour Beatrice. Moi, je ne suis pas trop fan de ces plongées dans la mémoire. "
Je m'apprêtai à quitter l'appentis quand Papy Merrill m'appela :
" Merci de t'être arrêté pour discuter, Richie.
- Avec plaisir, Papy. "
Je trouvai Mamie Estelle et Beatrice installées dans la cuisine. La lumière du Soleil couchant venait épouser les odeurs de cuisine, de vie de la maison mais apportait en même temps un intangible je-ne-sais-quoi de nostalgique. Elles buvaient du thé en parcourant le temps et les anciens souvenirs. Je tendis la couronne florale à ma grand-mère puis je me penchai vers Beatrice pour l'embrasser sur le front. Parmi les albums ouverts sur la table, je tombai sur une photo de mon oncle Michael. Le dernier cliché qu'il avait envoyé depuis l'Angleterre avant de s'envoler pour le bocage du Cotentin. Ses traits étaient ceux d'un gamin mais dans son regard, on découvrait un homme prêt à aller se battre. Son uniforme de parachutiste, son lourd barda et sa Thompson chargée ne laissaient aucune place au doute. Il avait vingt-deux ans. Pour toujours. Il reposait au cimetière américain de Colleville-sur-mer.
Au-delà de cette image figée, je m'interrogeais. J'étais à peine plus jeune quand j'étais parti au Vietnam. J'avais toujours rechigné à me replonger dans les photos de cette époque. De peur d'y reconnaître un autre moi. Même bouille juvénile, même air arrogant de dur à cuire, même croyance en ma propre immortalité. Et je savais que sur la plupart des images, Sixto m'accompagnait. La voix de Beatrice me tira de mes pensées :
" J'étais persuadée que ton oncle Michael avait débarqué en Normandie dans une de ses barges.
- Non, il faisait partie des Screaming Eagles.
- D'après ce que nous avons réussi à avoir comme informations, il s'est retrouvé parachuté à quinze kilomètres du point prévu. Tout seul. Avec des ennemis partout. Chaque haie pouvait être un piège. ajouta Mamie Estelle, la voix incertaine.
- Il a dû être très courageux. Comment est-il mort ? répondit Beatrice en prenant la main de ma grand-mère dans la sienne.
- À Carentan. Une grenade allemande. "
Par mon expérience, je savais que survivre à la guerre est avant tout une question de chance. Une seconde plus tôt ou plus tard et votre destin change radicalement. J'avais eu la chance de rentrer, mon oncle Michael non, Sixto et Connie non plus. Je marchais cinq mètres derrière mon ami quand il avait sauté sur une mine.
Par-delà la fenêtre, le crépuscule couleur nectarine s'embrasait. Sur l'horizon, galopaient de lointains nuages blancs. Je pris conscience que le chagrin était comme un tison toujours ardent. Pouvait-on un jour l'éteindre véritablement ? La soirée s'acheva sur cette note écrasante.
Le lendemain, nous nous rendîmes aux commémorations du Débarquement. Tout Rum Cay semblait réuni sur Main Street. Installés sous un chêne centennal de Gosford Park, Je demandai à Papy Merrill si davantage de monde avait assisté à la fameuse course de Cassius. Il rit :
" Au moins cent fois plus, Richie. Au bas mot. "
Les vétérans défilèrent au son de la cornemuse. Quelqu'un reprit la marche de Bill Millin. Des larmes silencieuses coulèrent sur les joues de Mamie Estelle, Papy Merrill se drapa dans sa fierté mais ses yeux ne mentirent pas, humides. Leurs mains, dans la foule, vinrent chercher les nôtres. Beatrice avait caché ses yeux derrière des lunettes de soleil. Je repensai à Sixto, à Connie, à ce jeune soldat viet-cong avec qui j'avais échangé une barre de chocolat sur les bords d'un torrent montagneux. Le maire prononça son discours puis nous rentrâmes à la maison au lieu de nous rendre au buffet prévu.
Il nous restait une chose à faire. Le même rituel année après année.
Magie des Keys, le crépuscule avait la couleur du lilas ce soir-là. Nous descendîmes jusqu'à la plage de Catfish Bay, Mamie Estelle portait la couronne de fleurs que j'avais ramenée la veille. Elle avança dans la mer, soutenue par mon grand-père. La baie indolente vint leur lécher les mollets jusqu'aux genoux, mouilla le bas de la robe blanche de ma grand-mère. Elle attendit une vague un peu plus forte que les autres. Les alizés répondirent à sa prière murumurée. Beatrice me tenait la main, jouait avec mes doigts. Au moment où Mamie Estelle lança la couronne dans l'océan, ma compagne souleva mon poignet et vint le poser, paume à plat, sur son ventre. Je lus dans son regard un amour infini et autre chose. Comme une promesse. Je souris, heureux comme jamais.
Déjà, le courant emportait la couronne florale. Longtemps, nous restâmes là à l'observer s'éloigner. À la fin, nous ne vîmes plus que l'éclat de pêche de l'orchidée que Papy Merrill avait noué dans la composition.
Un nouveau combat m'attendait. Moi, le guerrier qui avait surmonté bien des tempêtes, j'allais découvrir la paternité. Une graine à faire pousser. La vie.
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