Conteuse en chocolat
Pour ses quinze ans, le vieux lui avait acheté de beaux vêtements.
Elle ne le savait pas car, pour la première fois, elle était seule dans la boutique. Elle attendit toute la matinée. A 11h27, un coursier frappa au carreau. Elle ouvrit, tremblante, le garçon dit : « un message urgent, signez ici ! »
Elle leva les yeux au ciel. Le garçon rougit sous ses tâches de rousseur et bafouilla des excuses dans une langue incompréhensible. La petite fille sans bras, devenue ravissante jeune fille sans bras, lui dit alors doucement, fixant ses yeux dans les siens : « je vous en prie, décachetez ce mot et lisez-le moi. »
Le garçon se raffermit et lut : « Je suis malade, viens me rendre visite, j’ai un cadeau pour toi. 15 rue du chat qui pêche. » Il sourit, mais la jeune fille sans bras parut triste soudain.
- Emmenez-moi sur votre vélo, dit-elle.
Il pédala fissa et ils arrivèrent en deux coups de cuillères à pot.
Bon anniversaire, dit le vieux sans un mot avec un papier levé au-dessus de son lit.
La jeune fille sans bras, l’embrassa.
Il sortit un paquet cadeau. Il le lui tendit, elle haussa les épaules en rigolant. Il lui décacheta et elle découvrit la couverture d’un magnifique ouvrage précieux : Ma cuisine au chocolat, de H.Permé.
- Hououuu, le plus grand pâtissier du monde ! s’enthousiasma-t-elle.
Le livre était relié en cuir et imprimé sur du papier vélin, les photographies pleine page étaient à croquer. Elle souffla ses 15 bougies et ils mangèrent le gâteau au chocolat. Ils feuilletèrent le livre ensemble. Elle l’emporta dans sa besace.
En sortant, le coursier attendait là sur le palier, avec ses mollets de cycliste. Souriant gauchement. Elle lui fit un signe de tête. Et il la ramena à la librairie.
La jeune fille sans bras découvrit le lendemain matin que le vieux avait glissé une lettre au milieu du livre.
Elle disait ceci : Tu es le plus beau livre de ma vie. Je suis malade, je vais mourir. J’ai vendu ma boutique avec tous les livres. Je te lègue l’argent. C’est peu pour tout le bonheur que tu m’as donné. Tu sais ce que tu dois faire avec.
La jeune fille poussa un cri. Elle courut jusqu’à la porte. Ignora les quolibets des passants. Courut jusqu’à l’immeuble de la rue du chat qui pêche. Monta l’escalier qui menait à l’appartement. Accourut au lit.
Le vieux était dans son lit. Il était mort. Elle l’embrassa.
Elle lut les consignes sur la table de nuit, appela le notaire. Les pompes funèbres.
Elle se rendit dans la pâtisserie la plus chic de la ville….
- Je voudrais des bras en chocolat.
- Quelle taille ?
La jeune fille sans bras souleva ses manches avec les dents.
- Ça va vous coûter cher.
- J’ai de l’argent.
- Ça va prendre du temps, aussi.
- J’ai du temps, je n’ai que quinze ans.
- On n’est pas très sérieux quand on a 15 ans…
Elle haussa les épaules avec un air buté.
On appela la patronne. Qui manda le chef pâtissier. Qui dit :
- Deux jours de travail, ça coute la peau du derrière ce genre de choses miss, vous savez ?
- Ouh, ça va vous coûter un bras ! Gloussa le commis pâtissier dans l’oreille de la vendeuse, qui s'esclaffa.
La jeune fille sans bras déposa deux milles Kopecks sur la caisse.
- Bien, revenez dans deux jours.
La jeune fille sans bras revint deux jours après.
Quand le pâtissier lui fixa les bras aux épaules elle sentit comme une décharge.
Elle ouvrit la bouche en fixant ses bras en chocolat : « ex-tra-or-di-nai-re ! » Fit elle.
- Extraordinaire, confirma le pâtissier, chocolat noir extra premier choix.
Elle commanda à ses bras de se lever et ils se levèrent. Ses bras lui obéissaient…
C’était fabuleux !
Elle commanda à ses mains de bouger et ses mains aux doigts étranges bougèrent. Elle les fit s’agiter agilement devant ses yeux…
C’était fantastique !
Elle sortit dans la rue. Les gens la regardaient avec de grands yeux. Mais ils ne se moquaient plus d’elle.
Elle grignota un bout de chocolat sur son bras. Mmmh, des bras en chocolat.
Quand elle grignotait un petit bout de chocolat, les bras repoussaient comme avant.
C’était incroyable !
Alors elle sut quel métier elle allait faire.
Elle parcourait le monde. Elle voyageait en vélo de ville en ville. Sur le porte-bagage d’un jeune homme de son âge, un jeune homme avec des taches de rousseur et des mollets de cycliste.
Elle inventait des histoires et les racontait aux enfants. A leurs parents aussi, à tout public qui venait la voir en fait. A la fin du spectacle, elle faisait tourner un chapeau dans l’assistance.
Elle était conteuse. Avec ses bras en chocolat, elle fascinait les enfants les plus récalcitrants. Surtout qu’à la fin elle coupait une petite extrémité d’un de ses bras, et la donnait à grignoter au premier rang.
La jeune fille aux bras en chocolat commençait ainsi ses contes :
« C'était la nuit du 31 décembre.
Dehors, il faisait un froid à pierre fendre.
… »
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