Une heure du matin. Me voilà une fois de plus sur le vieux port, assise sur le capot de ma camionette. Bras croisés, j'attendais la venue du "Récepteur". Il avait du retard, beaucoup de retard. Je commençais à perdre patience. Ce que je devais faire nécessitait une synchronisation précise et beaucoup de concentration. Les changements de dernière minute étaient malvenus. Gérables, mais indésirables.

 Mon travail, je le connais sur le bout des doigts. Les premiers temps ont été durs. J'ai failli me faire coincer par les flics plusieurs fois à cause des balances qui vous jetaient en pâture pour avoir une réduction de peine minable. Après avoir eu affaire à des types tous plus dingues les uns que les autres, j'ai finalement constitué un réseau qui m'a permis de passer à un grade supérieur. Désormais, je ne m'entretiens plus qu'avec l'élite.

 Cependant, le dernier client en date était le plus énigmatique que je n'avais encore jamais rencontré. J'étais pourtant habituée aux demandes tordues mais quelle ne fût pas ma surprise lorsqu'il me demanda du classique. J'ai mis un moment avant d'accepter sa commande car je pressentais une entourloupe. Or, au vu du prix qu'il voulait mettre, je ne pouvais pas laisser passer cette occasion. Chacun son délire après tout, du moment que l'argent pleurait à chaudes larmes.

 Tous nos échanges se sont faits sur Internet, via des canaux du Dark Web, si bien que je n'ai jamais entendu le son de sa voix, même après l'avoir vu en personne. Car le "Récepteur" venait récupérer ce dont il avait besoin personnellement, ce qui m'a toujours intriguée vu l'apparente richesse du personnage. Il venait avec une voiture de luxe différente à chaque fois que nous faisions affaire et arborait des tenues dignes de maisons de grands créateurs. Je l'imaginais sans peine vivre dans une vaste et onéreuse demeure, avec des larbins aux quatre coins des pièces. C'est pourquoi je trouvais étrange qu'il ne vienne pas au moins avec un chauffeur. Cela lui éviterait de salir ses beaux vêtements.

 Il me mettait systématiquement mal à l'aise, avec ses habits qui pourraient me payer six mois de loyer, son mutisme insupportable et ses yeux qui m'autopsiaient des pieds à la tête, en s'arrêtant régulièrement à quelques endroits bien choisis. Sa ponctualité, et sa générosité, étaient les seules qualités que je lui reconnaissais.

 Seulement, j'étais sur le point de lui ôter la première lorsque j'aperçus au loin les feux d'une Maserati MC20 noire, roulant au pas. Elle s'arrêta à quelques mètres de moi et je vis le "Récepteur" en sortir, habillé d'un costume trois-pièces carmin. Ses cheveux noirs étaient coupés très court et il était rasé de frais. Il s'approcha lentement vers moi. Pas un mot, comme d'habitude, mais quelque chose dans son attitude a changé. Il n'apparaissait plus aussi sûr de lui. Je perçus le manque qui consumait son esprit. Finalement, ce n'était peut-être pas un sociopathe. Juste un taré fortuné.

 Cette nouvelle facette du "Récepteur" me redonne confiance. Je me dirige vers l'arrière de mon utilitaire. Je sens son regard dans le creux de mes reins mais très tranquillement, j'ouvre les portes afin qu'il découvre la marchandise. Il la scrute un instant puis se décide à l'emporter.

 Quelque chose ne tourne pas rond. Je suis submergée par l'angoisse. Je sens ma main tremblante se diriger vers mon arme cachée dans mon dos. Le temps s'arrête, nous ne sommes plus que trois sur Terre. Le "Récepteur" se tourne vers moi, les bras chargés de sa cargaison. ll fixe un point au loin et je vis la terreur voiler son regard. Je sentis des gouttes perler mes tempes et des sueurs froides me saisir l'arrière de la nuque. Ce malaise, transformé en crainte insupportable, m'oblige à fermer les paupières, le temps d'expirer...

(à suivre, peut-être !)