— Si tu es vraiment la Victoire, que fais-tu ici, dans une vie qui n’a jamais été aussi loin de toi ? Tout ce que je touche s’effondre… C’est l’échec qui me colle à la peau.

— Tu te trompes. Ce n’est pas parce que tu ne me vois pas que je suis absente. Sais-tu seulement qui je suis ?

— Le succès, la réussite… Regarde autour de toi : ce petit appartement bancal, meublé de bric et de broc, vide de tout… Pas d’amis pour égayer mes soirées, pas de famille pour partager quoi que ce soit. Rien ici ne te ressemble .

— C’est ton déni qui te parle, pas moi. Tu refuses de voir ce que tu as déjà accompli.

— Accompli ? J’ai eu un peu de chance, oui, mais elle m’a vite abandonnée. En trois ans, j’ai perdu ma grand mère, elle qui était mon repère ma deuxième mère, j’ai dû enterrer ma meilleure amie qui a préféré quitter ce monde emportant avec elle un bout de moi et j’ai dû accueillir la maladie… La vie se partage entre chanceux et perdants, et je te laisse deviner dans quelle catégorie je suis… Toi qui sembles tout savoir sur moi.

Et là, apres ces revelations, une vague de tristesse m’envahit, puissante, implacable. Que me veut-elle ? Me faire sentir encore plus misérable que je ne le suis déjà ? Ce vendredi était déjà bien pourrie , mais là… c’est le coup de grâce.

— Je ne suis pas là pour te faire souffrir davantage, ni pour te convaincre que tout va bien. Je suis ici parce que tu m’as appelée, même si tu ne t’en rends pas compte.

— Je t’ai appelée ? Et comment, au juste ?

— Par ton désespoir, par ce sentiment d’injustice qui t’habite. Tu penses que je t’ai abandonnée, mais la vérité, c’est que tu as cessé de croire en moi et donc en toi.

Je la regarde, incrédule. Comment peut-elle oser me dire ça ? Moi, arrêter de croire ? Je n’ai jamais cesser de me battre, et pour quoi ? Pour finir seule, abîmée par les épreuves.

— Croire en toi ? C’est une blague. Tout ce que j’ai aimé m’a été arraché. Ma grand-mère, ma meilleure amie… Comment peux-tu me parler d’accomplissements ? Ma vie n’est qu’un champ de bataille.

— Tu as le droit d’être en colère. La perte fait partie de la vie . Mais c’est cette colère qui t’abîme et t’aveugle. Tu ne vois que ce que tu as perdu, jamais ce que tu es encore capable de construire.

Je sens un frisson parcourir mon corps. Une partie de moi veut la rejeter, la chasser. Une autre, plus enfouie, hésite. Et si elle avait raison ? Mais comment reconstruire quand on a l’impression que tout a déjà été détruit ?

— Facile à dire. Ce que tu ne comprends pas, c’est que je suis fatiguée. Fatiguée de perdre. Fatiguée de tout tenter et de ne recevoir que des coups en retour. Je ne suis pas faite pour la victoire, elle n’est pas pour moi.

— Tu parles de la victoire comme si elle était un prix, un objectif à atteindre. Alors que moi, je suis dans chaque pas que tu fais, même les plus petits. Chaque matin où tu te lèves, malgré la douleur. Chaque sourire que tu donnes, même quand tu n’en as pas envie. Je suis là, dans ta résilience.

— Si tu es là, si tu as toujours été là… alors pourquoi je ne te vois plus ? Pourquoi je ne ressens plus ta présence ?

— Parce que tu cherches la Victoire dans des lieux où je ne suis pas. Tu me cherches dans les récompenses visibles, dans les résultats immédiats, mais je suis là où tu ne regardes jamais : dans tes moments de fragilité, dans ta capacité à avancer même quand tu crois que tout est perdu. Je suis dans l’effort, pas dans le résultat.

Et là, pour la première fois depuis longtemps, je sens quelque chose d’étrange. Ce n’est pas un soulagement, ni une libération, mais une lueur, minuscule, à peine perceptible. Une sorte de chaleur dans mon ventre, comme un écho à ses mots.

— Alors quoi ? Même dans cet appartement, seule, je devrais me sentir chanceuse ?

— Non. Je te dis simplement que tu l’es déjà, même si tu ne le réalises pas. Et la prochaine fois que tu sentiras que tout s’effondre, souviens-toi : je ne suis jamais loin.