Le sourire de mon oncle - Deuxième partie
Cette situation commençait à m’exaspérer, pour être franc ! Quand on a l’honneur d’héberger un héros, quelle déception que de le voir se renfermer dans de vaines et silencieuses vanités. Ses secrets étaient-ils si lourds à avouer ? Sa vie était-elle plus douloureuse que la légende ne veut bien la décrire ? Il savait pourtant que sa propre famille n’aurait jamais cherché à décrédibiliser les histoires racontées par mon père. Au contraire. Et les erreurs du passé, depuis longtemps pardonnées, auraient trouvé un public bienveillant, que diable ! Un bon repas, quelques bouteilles de vin et on aurait enterré tout ça une bonne fois pour toutes.
Comme cette tête de mule ne ferait jamais le premier pas, un matin, je lui dis sans prendre de pincettes ce que je pensais de son mutisme, comme ça, d’une traite, entre quatre yeux :
« Je suis fier de toi mon oncle. Toi et moi on porte le même prénom après tout. C’est vrai qu’on ne s’est pas vraiment connu avant. Je n’oublie pas ta vie… même ton petit neveu est fier de toi ! Alors, il faut arrêter de nous regarder comme ça… Il faut qu’tu arrêtes de torturer le petit… Il faut passer à autre chose… Regarde, j’ai tout fait pour que tu te sentes bien avec nous… Alors quoi ? Qu’est-ce qu’il faut que je fasse de plus, bon sang ? ».
Évidement – le contraire aurait été étonnant – il ne répondait pas. Était-ce de la mélancolie ? Une sorte de tristesse lancinante depuis sa retraite forcée ? Le contrecoup que ressentent les grands aventuriers une fois cloîtrés dans un pavillon de banlieue bien moins sexy que les mangroves du Vietnam ou les barkhanes du Sahara ? À moins que tu ne penses encore à elle ? Comment s’appelait-elle déjà ? Aude je crois… Elle, ton grand amour que tu n’as pas su garder auprès de toi. Ton frère disait que tu n’avais jamais aimé une femme comme elle… Et qu’aucune femme n’avait jamais éprouvé un si grand amour pour un être humain. Mais ce n’est pas tout à fait ça, hein ? Alors, qu’est-ce qui te tracasse ? La mort de ton grand frère ? Tu n’y es pour rien ; sa vie était bien remplie ; il a connu les honneurs ; il était entouré d’une épouse et d’enfants qui l’aimaient. Son heure était venue, tu n’y es pour rien…
« …Non… ce n’est pas ça qui te tourmente, hein ? Le petit m’appelle, je dois te laisser. Cette conversation n’est pas terminée, qu’on se le dise ! Et de grâce, range un peu ta chambre, mon oncle, montre un peu l’exemple à la nouvelle génération, d’accord ? ».
Depuis cette discussion, chaque jour, dés lors que je passais devant son visage, j’entendais un murmure léger frémir dans l’air puis se glisser jusque sur mon échine. Une certaine tension s’était construite entre nous, amplifiée par la maladie dont souffrait son petit neveu et qui s’aggravait dangereusement. Lui continuait de garder le sourire, implacable optimiste, cependant je le soupçonnais de se complaire dans mon malheur. Et, inévitablement, nous eûmes une conversation houleuse un soir :
« J’m’en vais te refaire le portrait, moi ! Ne vas-tu pas aider le petit ? » grondai-je, énervé et impuissant. « Sa santé se détériore et les docteurs ne savent pas ce qu’il a… C’est comme dans tes aventures… comme une sorte de malédiction… Parle-lui… il t’admire… Parle-lui, aide-le… je ne sais plus quoi faire… ».
C’est à ce moment précis que j’entendis comme un craquement dans son fourbi qui lui servait de quartier général. Ses cartes, ses livres, ses lettres et toutes ses affaires poussiéreuses entreposées anarchiquement dans sa chambre restaient pourtant immobiles d’habitude. Mais pas cette fois-là. Quelque chose dégringola du fond d’une vieille malle trouée en peau de crocodile. Un dossier relié, scellé dans un plastique blanc, glissa sur le sol.
« Tu permets que je remette ça en place ? ».
Il me souriait ; je lus un « oui » sur ses lèvres. Je me penchai lentement pour ramasser le document, le reposai sur la commode la plus proche, mais une feuille aventureuse s’envola hors du dossier. Je la saisis et une étrange curiosité me força à déchiffrer l’encre sur le papier. Quand j’eus fini, je lui lançai un regard compatissant précédant un sourire bref. Puis je lus enfin du soulagement sur son visage.
« Incroyable. Je ne savais pas. Papa m’avait pourtant dit que tu n’étais jamais revenu du front des Vosges… Ne t’inquiète pas, je m’occupe de ça immédiatement. Je vais la retrouver et t’emmener à ses côtés. Veille sur le petit en mon absence. »
11 Mai 1947,
Objet : refus d’une demande d’exhumation et de transport de corps.
Madame Aude Malovich, vous désirez faire la demande du transfert du corps de monsieur Pierre Nero, du sanatorium de Praz-Coutant en Savoie vers le cimetière communal d’Ars-en-Ré en Charente-Maritime. Cependant, au regard de la loi, seul un membre de la famille de monsieur Pierre Nero peut formuler une telle demande.
Ainsi, je me vois au regret de ne pas pouvoir accéder à votre requête.
Cordialement, David Vinka, directeur du sanatorium de Praz-Coutant.
Dix-sept jours plus tard, l’affaire était enfin réglée et mon oncle nous quitta définitivement pour retrouver l’amour de sa vie qui l’attendait au cimetière d’Ars-en-Ré depuis si longtemps.
Son visage apaisé, ce sourire heureux pris à Paris en Août 1944, demeure toujours intact sous le verre reluisant qui protège son portrait respectueusement encadré.
Son petit neveu guérit miraculeusement le mois suivant.
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