Chapitre 3 : L'été est venu et s'en est allé

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Tout autour de moi, le monde aboie ses lumières vives et agressives. Il fait nuit et froid. Pourtant, je me rappelle que nous sommes en été.
La route est recouverte d'une légère épaisseur de poussière grisâtre. Par endroit, des tâches rouges parsèment le bitume. Je ne me rappelle pas avoir sorti ma peinture.
Au loin, un bruit faible parvient à mes oreilles. Un de ces bruits que fait un klaxon au bord de l'usure. Des cris aussi. Beaucoup de cris se pressent contre ma peau, m'emprisonnent dans leurs échos. J'ai la tête qui tourne.
Je n'avais jamais ressenti ce sentiment. Mon ventre gémit, me brûle. Je sens un goût acide remonter jusque dans ma bouche. Je n'ai pas le temps de me reculer à l'abris de tout regard, que j'asperge la rambarde d'arrêt d'urgence avec ma bile.
Je sens les larmes monter. Je n'arrive pas à les arrêter. Elles sont trop nombreuses à inonder mon visage. Je crache ce qu'il me reste dans la bouche et me redresse.
Tout a changé. Enfin presque. Il ne fait plus nuit ni froid mais les cris sont toujours présents. Les tâches rouges semblent être absorbées par la route noire tout comme la poussière mais des flammes surgissent. Mes yeux s'agrandissent un peu trop à mon goût. Incapable de les fermer, j'assiste à la scène impuissante. Le temps semble reculer à toute vitesse, comme si quelqu'un s'amusait à le rembobiner.
Mes pieds sont fixés au sol, toujours près de la rambarde d'urgence. J'aimerai partir, m'enfuir. Parce que j'ai compris. L'été est venu et s'en est allé avec un bien précieux.
Des véhicules passent à côté de moi à vive allure. Leur vitesse me procure des frissons et un vent chaud et sec. Je l'aperçois enfin, au bout de quelques minutes d'attente. C'est une voiture miteuse verdâtre mais qui tient encore debout. Elle avance plus difficilement que toutes les autres mais semble aprécier cela. Comme si cette lenteur lui inspirait calme et sérénité. Tout à coup, sur la voie opposée, un camion fait une embardée et se déporte trop vite vers la gauche. Il emporte deux voitures dans sa chute avant d'atterir sur cette voie. Celle où la voiture miteuse verdâtre roule doucement. Pas le temps d'anticiper. Le choc est sourd, brutal. Les freins ne sont que des figurations.
Mes pieds figés se décollent. Petit à petit, ils m'emmenent jusqu'à la voiture. Miteuse. Verdâtre. Pas l'ombre d'un doute. J'aperçois un liquide sortir du camion. C'est de l'essence. La voiture est encastrée dans la citerne. Soudain, des flammes gigantesques apparaissent et une détonation sourde retentit. Explosion. Feu d'artifice. Appelez cela comme vous voulez.
Rapidement, le froid et la nuit guette malgré l'incendie qui se fait de plus en plus menaçant. Le clou du spectacle arrive. De la poussière se répand sur la chaussée. Non, des cendres. Une pluie de cendre grisâtre recouvre ce qu'elle trouve sur sa route.
Mes pieds continuent leur avancée. Je vois beaucoup de choses. Des tâches rouges. C'est du sang, beaucoup trop. Une chaussure calcinée. Un reste de pneu. Et la carcasse de la voiture miteuse et verdâtre. J'ai beau détourner le regard, mes yeux sont attirés par ce qui se trouve à l'intérieur. Deux corps noirs gisent à l'avant de la voiture. Mes mains s'approchent du poignet du premier cadavre, comme si elles voulaient prendre le pouls. Trop tard.
Les heures deviennent minutes, les pompiers arrivent. La cloche a sonné.

Je suis réveillée par le son de mon propre cri. Mes draps sont trempés. Mon coeur bat trop vite. Chacun de mes membres tremblent trop fort.
La porte de ma chambre s'ouvre avec grand fracas. La lumière gicle sur les murs de ma chambre. Le visage apeuré de Lucas me fixe.

- Andy !

Il accoure, se réfugie sous les draps trempés et me prend dans ses bras. Il caresse mes cheveux pour essayer de me calmer. Les rôles devraient être inversés mais à cet instant, c'est trop dur.

- Maman... Papa...

- Je sais, chut. Suit ma respiration.

Il compte en prenant de grandes et lentes respirations. 1, 2. J'inspire. 3, 4. J'expire.
On a toujours fonctionné comme ça. Un cauchemar, une crise. On se cale sur la respiration de l'autre.

- Ça va mieux ? murmure mon frère après quelques minutes.

Il a beau avoir seulement quinze ans, il est parfois plus grand que moi. Trop grand pour son âge. Trois ans d'écart, c'est rien au final. Mais ce n'est pas pour autant que ça doit être son rôle. C'est le plus petit. Ander est le grand frère. Il a vingt-trois ans. ¡ Dios Mio ! Pourquoi n'est-il jamais là pour nous !
Je m'écarte de mon frère. Son regard est triste. J'attrape délicatement son visage et dépose un baiser sur son front.

- Quand tout ça va s'arrêter ? murmure-t-il.

Je le regarde sans ciller. Je ne peux pas lui donner de réponse quand moi-même je me la pose sans cesse. Perdre ses deux parents en même temps, c'est quelque chose de tellement difficile.

- Lucas, je sais pas... Il faut du temps pour panser une plaie.

- On ne peut pas continuer à être figé sur place ! On ne peut pas se passer en boucle tout ça ! On a le droit de vivre, d'avancer ! Alors pourquoi on n'y arrive pas ? Pourquoi c'est beaucoup trop dur...

- Je suis là Lucas. Je suis là.

- Je ne peux plus...

Ses larmes tâchent mon tee-shirt. Tout ça me déchire le coeur. Trois ans c'est long. Chaque jour nous pensons à eux. Trop dur d'encaisser le coup. Nous sommes encore que des enfants.
Bientôt, les yeux me brûlent, aveuglés par les larmes. Un cri que je retiens me brûle la gorge, me serre la poitrine.

- Je suis désolée...

Mon réveil sonne bruyamment. La nuit a été courte mais je n'ai pas le temps de me la remémorer. Je vais être en retard au lycée. Ce week-end est passé trop vite. Je n'ai pas eu le temps de voir mes amis. J'étais trop occupée à finir mes dissertations et à réviser mes cours. J'ai à peine eu le temps d'aider Lucas pour les siens.
Je sors de ma chambre après m'être douchée et habillée. Lucas est devant la télé, un bol de céréales dans les mains comme s'il avait oublié cette nuit. Après tout, on essaye d'oublier.
J'attrape une pomme dans laquelle je plante mes dents. Je souhaite une bonne journée à mon frère avant de claquer la porte.

Les cours commencent dans une demi-heure. J'ai le temps d'aller à la bibliothèque pour rendre des livres qui traînaient depuis un moment au fond de mon casier.
Mes pas résonnent dans le long couloir. Je passe devant la salle des professeurs. Je les entends rire. Ça me fait sourire. J'aimerai les voir en dehors des cours. Voir qui ils sont vraiment.
Je pousse la grande porte en bois et me dirige vers le bureau de la bibliothécaire. Elle lève les yeux de son ordinateur, réajuste ses lunettes rondes sur son nez et me sourit.

- Bonjour Andrea. Comment vas-tu aujourd'hui ?

- Bonjour Madame Richard, très bien.

Pas besoin de dire la vérité à tout le monde sur ma vie. Même si j'aime bien Madame Richard, nous savons très bien l'une comme l'autre que peu de gens s'inquiètent réellement de la santé des autres. Je n'arrive pas à savoir si elle en fait parti ou non. J'ai toujours eu du mal à déchiffrer les gens. L'humain est trop complexe pour moi. J'ai déjà assez de mal à me comprendre des fois !

Je lui tends trois livres et ma carte qu'elle scanne. Une fois les livres rangées dans une caisse, je lui demande si je peux rester le temps que la cloche sonne. Elle me fait signe de faire ce qu'il me plaît puis retourne à ses occupations.
Je parcourre les allées entières de livres plus ou moins bien rangées. Je me dirige vers les livres d'art. J'en attrape un au hasard et m'assoie à une table. Je passe mon doigts sur les dessins. Je n'en suis pas encore à ce niveau de perfection mais j'y travaille.

- Bonjour West.

Je redresse ma tête et aperçois deux yeux marrons clairs. Le gars à la voiture.

- Je ne savais pas que t'étais au lycée, je lance.

- J'ai redoublé.

Une question me brûle les lèvres mais je ne la pose pas. Sa vie ne me concerne pas.

- Tu fais quoi ? demande-t-il en posant son sac et sa veste en cuir sur la table.

- Je ne t'ai pas invité.

- Je peux ? rit-il en désignant la chaise à côté de moi.

Je lève les yeux au ciel. Il se prend pour qui lui ? Sans attendre ma réponse il me prend le livre des mains.

- C'est quoi tout ça ?

- J'étudie des tableaux, soufflé-je vaincue.

- Intéressant. J'en déduis donc que tu dessines ?

J'acquiesce tel un âne. Je l'observe se pencher sur le livre. Les muscles de ses bras s'étirent délicatement lorsqu'il prend appuie sur la table. Ses yeux parcourent les courbes du dessin.

- Je ne m'y connais pas en dessin, mais il est... beau.

Il se penche vers moi. Assez pour que j'arrive à voir que ses yeux marrons clairs sont parcemés de paillettes vertes.

- C'est Gustave Courbet qui l'a peint.

Il esquisse un sourire ce qui m'incite à continuer.

- C'est un autoportrait dont on ne connait pas réellement le but.

Mais pourquoi je le saoûle avec mes explications !

- Pourquoi donc ?

- Et bien son nom c'est Le Désespéré. Et les gens n'arrivent pas vraiment à conclure. Est-ce que Courbet a voulu montrer son désespoir ou juste s'attaquer à un simple exercice d'autoportrait ?

Je me stoppe et observe le garçon. Il continue à regarder le tableau en passant un doigt sur les traits. Quand il comprend que je me suis arrêtée, il relève la tête.

- Tout ça, l'art, ça m'échappe.

- Alors c'est quoi ton truc ?

- La musique.

- C'est de l'art. En dessinant on s'exprime autant qu'en jouant, non ?

- C'est vrai. Mais quand tu n'as touché à rien d'autre que les touches d'un piano, c'est difficile de comprendre autre chose. Toi, je suppose que les couleurs, les traits te parlent. Et bien moi c'est pareil pour les sons et les pattes de fourmis sur les partitions.

Je rigole face à son explication. Nous sommes tous les deux des artistes. Mais nous ne comprenons pas l'art de l'autre.
Je regarde l'horloge accrochée au mur. Il me reste à peine le temps pour arriver dans ma salle, si je cours. Je ferme brusquement le livre et le range là où je l'ai trouvé. J'attrape mon sac et file vers la sortie. Mais c'est sans compter que le garçon me rattrape par le bras.

- Tu vas où comme ça ?

- Je te rappelle qu'on a cours. Je suis déjà en retard.

- Oh, je vois. En plus d'être une artiste, tu es studieuse.

- On ne naît pas tous avec une cuillière en argent dans la bouche.

La phrase m'a échappé. Il me regarde avec incompréhension. Il ouvre la bouche pour dire quelque chose mais est interrompu par la sonnerie de début de cours.
J'en profite pour me défaire de son emprise et fuir vers ma classe. Deux fois que je le croise. Je me rends compte d'une chose. Je ne connais pas son prénom.

KL.Phoenix

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