Le Titanic
Le lendemain, assis à son bureau, il fixait l’écran de son ordinateur et n’arrivait pas à se concentrer sur ce qu’il lisait. Bertrand se souvenait de cette salade de tomates tombée des nues qu’il avait dégustée les yeux fermés. Ah, et il pensait aussi à cet homme qu’il avait croisé la veille. Il n’en revenait pas que quelqu’un puisse s’intéresser à lui. Quel était donc son talent caché que personne ne semblait voir, mais que cet homme avait vu ? Était-il un artiste incompris ? Était-ce pour cette raison qu’il se sentait différent ? Ces sujets lui triturèrent les méninges toute la matinée quand un courriel en provenance de son directeur le sortit de sa rêverie. Il lui demandait de venir expressément dans son bureau. Chose étrange, car cela n’était jamais arrivé depuis son entretien d’embauche.
Fébrile, il entra dans l’antre de son patron. Il se disait qu’un de ces clients mécontents avait dû se plaindre de la pénurie d’information concrète. L’incompétence le rattrapait. Il pensa aussi aux relations médiocres qu’il entretenait avec ses collègues, un d’eux, surement Benjamin, avait dû rapporter son asociabilité au sein du groupe. Le couperet le menaçait. Il s’inquiétait de son manque de productivité ces derniers temps, c’était pour cette raison, sans doute, qu’il allait possiblement être viré. Limogé sans préavis pour cause d’incompatibilité d’humeur, de style, de valeur ! Cela tombait peut-être à pic. Une carrière artistique l’attendait peut-être… Un monde nouveau où son originalité serait enfin reconnue et appréciée. Il vit la mine sérieuse de son supérieur et commença à vaciller, cherchant un appui quelque part. Il n’avait jamais connu une angoisse pareille. Il faut dire qu’il ne lui arrivait jamais rien d’extraordinaire non plus. À cet instant précis, la tempête du siècle venait de se déclencher au large. Il s’apprêtait à passer un mauvais quart d’heure au fond de la cale. En sortirait-il vivant ?
Un reflux gastrique le prit, comme dans la nuit du vendredi au samedi. Il avait alors reconnu le goût inimitable du beurre rance issu du réfrigérateur pas très propre de sa mère et dans lequel avaient baigné les coquillettes, son diner du vendredi donc. Il avait eu du mal à digérer et avait fini par en vomir une partie vers quatre heures du matin. En restait-il encore deux jours après ? Il espérait ne pas remettre le couvert dans le bureau de son supérieur bien qu’un léger inconfort brouillait déjà son corps et son esprit. Il l’entendit marmonner des paroles sans en comprendre le sens. Ils se regardèrent en silence. Bertrand n’avait pas saisi la gravité du moment et continuait à esquisser un sourire de façade. Le directeur répéta une deuxième fois. Là, ce fut la douche froide. Ses zygomatiques lâchèrent prise. Toutes ses préoccupations futiles s’envolèrent. Sa carrière artistique allait encore patienter car sa mère venait de mourir d’une crise cardiaque. L’aide-ménagère avait retrouvé sa maman au sol. Elle avait appelé les secours, ils n’avaient rien pu faire. La police était ensuite arrivée et avait marqué le numéro du standard de l’entreprise Cabotux. La réceptionniste, face à cette annonce, avait préféré passer l’appel au directeur. Voici donc comment, deux heures à peine après le décès d’Huguette, Bertrand recevait la nouvelle la plus terrifiante de sa vie.
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