Le Modéré
Heureusement, le matin, le trafic fluidifiait tout ça. Au volant de sa voiture, il s’évadait… comme il pouvait. Court de buste et long en jambes, il devait rehausser son siège, mais également le reculer au maximum pour que son corps épouse au mieux cet habitacle restreint. Malgré cela, sa tête dépassait à peine du volant et sa pointure quarante-huit butait contre les pédales. S’offrait alors à lui une vision raccourcie de la chaussée ce qui ne l’empêchait pas d’appuyer sur l’accélérateur.
Il aimait la vitesse tout en respectant les limitations donc il réalisait des pointes contrôlées. Il chronométrait d’ailleurs son trajet chaque jour et notait scrupuleusement les résultats dans un calepin. Entre Béssiac où il résidait, et Saliourde où il travaillait, il mettait en moyenne 30 minutes. Son record culminait cependant à 27 minutes et 27 secondes. Ce jour-là il s’était faufilé dans le trafic avec une fluidité hors normes, comme béni des dieux. Son pire parcours de 39 minutes et 44 secondes lui avait démoli sa moyenne suite à la panne d’un camion à l’embranchement de l’autoroute. En effet, l’intersection à Lorloges s’avérait toujours incertaine, car de nombreux poids lourds l’empruntaient.
Même hors du travail, il devait composer avec une réalité souvent injuste : le hasard. Ce petit manège, qu’il n’effectuait que les matins, durait depuis sept ans. C’était parti d’une simple curiosité, d’une envie de comparer le temps que lui donnait google maps. C’était devenu un rituel obsessionnel comme pour le joueur de loto qui se dit qu’il ne peut pas sauter une journée de peur de rater le gros lot. Bertrand, lui, ne voulait pas passer à côté d’une possible performance exceptionnelle car cela pimentait ses matins. Quand il s’engageait sur le viaduc, il atteignait le climax. Il rabaissait encore un peu plus son dossier en arrière afin de ne plus voir la route le temps de quelques secondes. Il semblait alors léviter dans les airs à bord d’un vaisseau fantôme. Ce court instant représentait la cerise sur le gâteau.
Puis il se redressait pour amorcer la descente, le sol réapparaissait et ses pensées atterrissaient par la même occasion le renvoyant à son train-train quotidien. En effet, le pont indiquait son arrivée imminente, la fin de la chevauchée fantastique, le retour à la vraie vie.
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