Chapitre 5 第5章
Pan-pan... le sang éclabousse le trottoir et je cours éperdument rien ne m'arrête je dois sauver ma sœur je dois la retrouver je dois survivre survivre survivre...
Yoshito enjamba une clôture de construction. Un chantier lui barrait le passage, des grues et des bulldozers éteints et complètement immobiles projetaient des contre-jour sur la toile du ciel. Cette zone était sombre mais il ne s'en aperçut pas, il ne voyait plus rien d'autre que ce revolver dans sa main et ceux qui le poursuivaient. Derrière lui, la rue était pleine d'une masse de monde qui avançait inexorablement, en ne disant pas un seul mot, leurs pas claquant contre l'asphalte. Ils marchaient sur les quelques cadavres sans même baisser les yeux au sol.
Yoshito était dans un état de déséquilibre total. Il ne comptait plus le nombre de personnes qu'il avait tuées pour protéger sa propre vie et tout cela se passait comme dans un rêve. Il n'était même pas choqué d'être devenu un meurtrier. À peine conscient de ses mouvements, il courait, ignorant la douleur dans ses muscles, le cri dans sa tête qui lui hurlait de se réveiller de ce cauchemar. Il ne voulait pas se réveiller, tant qu'au bout de ce délire il obtenait une information sur sa sœur comme l'avait promis mademoiselle Kimura.
Sur le chantier de construction, il y avait des cônes renversés, des panneaux déchiquetés, et tout au bout, la plus immense des grues. Yoshito eut soudain une idée folle. On lui avait donné comme défi de rester vivant jusqu'au bout de la nuit... S'il se réfugiait dans la cabine tout en haut, personne ne pourrait l'atteindre à moins de réussir à défoncer les vitres de plexiglas de la cabine, ce qui était infaisable sans outils spéciaux.
L'espoir lui donnant la force d'accélérer sa course, il se précipita vers l'échelle qui donnait accès au premier palier de la grue. Cet engin, très imposant, était composé d'un pilier de barres de fer entrecroisées, coupés à trois intervalles par des paliers carrés. La cabine se trouvait tout en haut, juste en dessous de la barre de déplacement. Il jeta un bref regard derrière lui. Les résidents du quartier étaient encore loin, sauf une femme armée d'une faucille. Elle était très jeune, probablement encore adolescente, et ses longs cheveux noirs encadraient son visage livide. Ses yeux vides fixèrent ceux de Yoshito qui leva lentement le bras.
Il haleta quand le coup de feu retentit. La balle alla se loger dans la poitrine de la femme qui s'écroula au sol. Il n'avait plus de munitions et une culpabilité terrible lui serrait le cœur. Luttant contre l'envie de vomir, il commença péniblement son ascension. Le froid des barreaux lui glaçait les paumes et le vent se montrait sans pitié, fouettant son visage et ses cheveux trempés de sueur.
Premier palier... Son bras lui faisait mal... Il espéra que sa blessure n'allait pas s'infecter... Le quartier brillait de mille feux dans ce néant qu'était Tokyo. Deuxième palier... Le vertige le prenait, il voyait les gens rassemblés au pied de la grue, points minuscules dans la pénombre, et les autres dans les rues qui continuaient d'avancer, formant un lent et macabre cortège. Ils semblaient avoir abandonné l'idée de le poursuivre jusqu'en haut.
Une fois arrivé au troisième palier, il se rendit compte qu'il avait tellement froid qu'il ne pouvait qu'à peine bouger ses doigts. Dans la cabine transparente baignait une faible lueur. Il avança la main vers la poignée de la porte vitrée, priant pour qu'elle ne soit pas verrouillée. Le mécanisme s'activa alors qu'il n'avait fait que l'effleurer et il fronça les sourcils. Quelque chose était définitivement anormal mais il ne s'en soucia pas, entrant rapidement à l'intérieur.
Dès que ses yeux se posèrent sur ce qui l'attendait, ses forces l'abandonnèrent et il tomba à genoux, sa tête se courbant, ses bras tentant vainement de garder une emprise fixe sur le sol. La panique le reprit et il suffoquait.
-Oh, bonsoir, Monsieur le directeur! Vous avez été encore plus rapide à arriver que ce que j'avais estimé. Alors, comment avez-vous aimé mon jeu?
Yoshito leva les yeux vers Mlle Kimura. Entre deux souffles précipités, il articula:
-Démone...
Et sa tête retomba contre sa poitrine. Les bras de la femme attrapèrent ses épaules et il sentit vaguement qu'elle le soulevait, l'amenant à s'asseoir sur la seule chaise de la cabine.
-Vraiment, je vous savais faible de cœur, mais je ne pensais pas que vous flancheriez aussi vite! Et dire que ce n'est que le début...
Ces derniers mots contenaient une menace dissimulée. Yoshito releva la tête, fixant la femme droit dans les yeux, essayant de transmettre par la force de son regard tout son ressentiment et sa douleur. Elle ne fit que sourire et avança la main vers un interrupteur, éteignant la lumière tamisée. Il se recroquevilla sur lui-même, les yeux révulsés, tremblant de tout son corps.
-Qu'ai-je fait?
Ses mots étranglés brisèrent le silence. Il entendit Mlle Kimura répondre d'une voix feutrée:
-Fait quoi?
-Qu'ai-je fait pour mériter que... cela arrive?
-Tu le sais mieux que tout autre.
Yoshito se redressa, les lèvres exsangues. Il murmura le prénom de sa sœur avec désespoir avant d'enfouir son visage dans ses mains. Un «clic» à peine perceptible lui indiqua que Mlle Kimura venait de rouvrir la lumière. Il reprit courage et affronta de nouveau le regard de la femme, demandant avec la voix la plus calme qu'il put:
-Le jeu est terminé. Vous m'aviez dit que je devais échapper aux résidents et survivre jusqu'au lever du soleil. Puisque je suis sauvé, alors autant me donner l'information tout de suite...
-Vous êtes si sûr de vous-même, Monsieur le directeur, même dans une situation comme celle-ci... C'est agaçant. Qu'est-ce qui vous dit que je ne vais pas vous tuer, moi?
Yoshito ne répondit pas. Il regarda Mlle Kimura sortir de la manche de son manteau noir le même couteau qu'elle avait utilisé pour le menacer quelques heures auparavant. Il en observa l'éclat argenté alors qu'elle l'appuyait contre sa gorge, le faisant lentement glisser contre sa peau.
-Voulez-vous mourir, Yoshito Torai?
-Non.
-Pourquoi? Qu'est-ce qui vous retient en ce monde? Donnez-moi une bonne raison de ne pas vous tuer et je vous épargnerai peut-être.
Yoshito, les yeux mis-clos, se rendit compte qu'étrangement, il n'avait pas peur. En fait, il se sentait bien, la lame si près de son cou lui rappelait qu'il pouvait en finir si facilement avec la vie. Cette pensée était dangereuse et bien plus addictive que l'alcool, mais elle le soulageait tellement... Les yeux de Mlle Kimura brillaient dans la noirceur et ses lèvres rouges lui rappelaient la couleur du sang. Pourtant, il ne pouvait pas mourir tout de suite.
-Je ne le répéterai pas deux fois, Monsieur le directeur... Y a-t-il quelqu'un en ce monde que vous regretteriez de quitter? Répondez, maintenant.
Elle enfonça légèrement la lame dans sa peau, dessinant une fine entaille écarlate. Il murmura dans un souffle:
-J'ai un ami qui tient à moi.
-Ah, oui? Quel est son nom?
Yoshito sursauta soudain, prenant conscience du danger qui risquait de menacer Lucian s'il révélait son identité. Mlle Kimura pencha la tête de côté en remarquant son trouble et poursuivit:
-Tu ne désires pas le trahir. C'est ton ami, en effet. Autre chose?
-Naoko... Je ne peux pas mourir avant de l'avoir retrouvée.
-Je vois. Donc, lorsque tu l'auras retrouvée, il ne te restera plus qu'à mourir?
Il ne répondit pas, remarquant à peine que son interlocutrice venait de le tutoyer pour la première fois. Elle retira le couteau et le rangea d'un mouvement agile, ne perdant jamais de vue Yoshito, signe qu'elle était une habituée des enlèvements. Ne jamais quitter sa victime des yeux était une règle de base. Elle sortit ensuite une enveloppe rose et désigna le bas de la grue à l'homme.
-Regarde, les joueurs s'en vont... Le soleil va bientôt se lever. Tu as survécu à ta première nuit de jeu et comme promis, voici l'information: une autre lettre de ta sœur.
Yoshito s'empara de la lettre avec frénésie et s'empressa de la dissimuler sous son manteau. La femme avait raison: le ciel commençait à se colorer, et tout en bas, les silhouettes minuscules faisaient le trajet à l'envers, s'éloignant de la grue au même rythme lent. Il n'avait plus qu'une envie: fuir et retrouver la réalité. Sa hâte sembla amuser Mlle Kimura, qui ouvrit doucement la porte de la cabine. La lueur de l'aube éclairait son visage hypnotique et l'homme cessa de penser à la fuite un instant, fasciné par la symétrie angoissante de ses traits.
Puis les coins de ses lèvres peintes de cramoisi se soulevèrent en ce sourire affolant et il détala, descendant l'échelle le plus rapidement possible. Il eut le temps de se rendre jusqu'en bas avant que son corps ne lui fasse défaut et qu'il ne soit obligé de se plier en deux, une extrême fatigue le paralysant.
Il réussit malgré tout à se traîner jusque dans la rue, de l'autre côté de la clôture qui délimitait le chantier. Des points blancs dansaient devant ses yeux et il ne s'entendait plus respirer... Il n'entendait plus rien et dans un dernier halètement, bascula dans l'inconscience.
Quand Yoshito ouvrit les yeux, un ciel bleu l'aveugla et il vit les silhouettes de deux personnes penchées sur lui. Il tenta de parler mais ce ne fut qu'un gémissement pitoyable qui franchit ses lèvres. Il avait si mal et sa gorge lui brûlait... Quelques paroles confuses lui parvinrent aux oreilles, prononcées par la voix inquiète d'une femme:
-... Qu'est-t-il... arrivé? ... Regarde... il est si beau...
-...tombé du mur...?
La deuxième voix était plus proche. Quelqu'un lui attrapa le bras et dans un sursaut de douleur, il s'évanouit de nouveau.
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