Chapitre 6 第6章
Deuxième partie: Lucian Sakami, le phare dans la tempête
La ville était dans un état d'affolement total. Malgré le rétablissement complet du réseau électrique, survenu de façon mystérieuse, l'angoisse n'avait pas baissé d'un cran et les médias en rajoutaient. On parlait d'attaque terroriste, de complot gouvernemental. Aux yeux de Lucian, toute cette agitation était bien dérisoire à comparé à la disparition de son meilleur ami.
Ce n'était pas dans sa nature d'être anxieux, mais il avait appelé plus de six fois Yoshito et n'avait reçu aucune réponse. En outre, le dernier appel avait été inquiétant. Il avait perçu la terreur dans la voix normalement inflexible de son ami. Peut-être que la pénombre soudaine qui avait plané sur la ville avait provoqué chez lui une crise de panique encore plus intense qu'à l'habituel, jusqu'à avoir des hallucinations? Lucian avait déjà assisté à un déraillement de Yoshito et il se rappelait que dans ce moment-là, il n'était plus conscient de rien, il voulait juste fuir vers la lumière. Dans ces conditions, se retrouver dans une situation à risques était quasi inévitable...
Lucian serra les poings, frustré de se sentir aussi impuissant, et légèrement tenaillé par le remords. S'il avait été directement retrouver son ami quand il l'avait appelé, peut-être aurait-il pu contrôler la situation...
Soudain, son téléphone sonna et il sursauta, décrochant sans même vérifier qui l'appelait. La voix froide et professionnelle d'une femme résonna à l'autre bout du fil:
-Monsieur Sakami, vous êtes prié de vous présenter immédiatement à l'Hôpital Central de Tokyo. Le dénommé Yoshito Torai avait dans son dossier votre nom priorisé à contacter en cas d'urgence...
Merde.
Lucian répondit quelques mots polis à la dame avant de raccrocher au plus vite. Il attrapa son manteau et son portefeuille, laissa une note à sa secrétaire et se précipita en dehors de l'agence immobilière. L'entreprise allait devoir se passer de lui pour la journée... Cas d'urgence. Yoshito s'était déjà retrouvé à l'hôpital auparavant, après avoir eu un démêlé avec l'un de ses concurrents, mais cela n'avait été assez grave pour justifier qu'on contacte une personne de l'extérieur. Qu'était-il arrivé cette fois?
Lucian se sentit malgré tout soulagé. Au moins, il avait été retrouvé, et vivant. S'il avait fallu qu'il disparaisse définitivement, il ne se le serait jamais pardonné... Yoshito était son ami le plus cher et il savait que ce sentiment était réciproque. Ils ne s'en parlaient jamais, mais ils comptaient beaucoup l'un sur l'autre, en dépit de la distance qui s'était installée entre eux avec les années.
Dans sa personnalité, Lucian était l'inverse de son ami: sociable, ouvert et chaleureux, il ne manquait jamais une occasion d'interagir avec les autres, contrairement à Yoshito qui se repliait derrière des murs infranchissables dès qu'il se retrouvait en compagnie d'inconnus. Physiquement, ils s'opposaient tout autant, sauf pour la grandeur. Alors que Yoshito avait des traits indiscutablement asiatiques, Lucian assumait pleinement le fait qu'il était un immigrant européen aux yeux bleus perçants et à la chevelure blonde, n'ayant de japonais que le nom de famille et le langage.
L'hôpital, heureusement, n'était qu'à deux pas du centre-ville et Lucian courait vite et bien. Les voitures omniprésentes et klaxonnant à chaque occasion étaient un problème, mais il connaissait par cœur toutes les ruelles qui raccourcissaient le chemin pour les avoir arpentées durant son adolescence, aux côtés de Yoshito et Naoko. Il remarqua au passage les graffitis familiers sur le mur arrière de l'ancien café, recouverts par d'autres barbouillages plus récents. Son cœur se serra. Oui, cela avait été de belles années... Son ami était tellement plus heureux alors, riant pour rien et cultivant des rêves d'avenir étoilés. Tous les trois couraient les rues de Tokyo en ne se souciant pas de leur statut social et des conventions...
La disparition de Naoko avait tout brisé en Yoshito, Lucian le connaissait assez bien pour le savoir. Dorénavant , il était distant, mélancolique, et affolé dès qu'il se retrouvait dans la pénombre. Il avait toujours refusé de lui dire pourquoi mais son ami se doutait bien que cela avait un lien avec sa sœur... Cette dernière, d'ailleurs, avait une place importante dans le cœur de Lucian. Il n'avait jamais été amoureux d'elle, -en fait, il l'avait toujours trouvée un peu étrange-, mais elle était son amie d'adolescence et sa fugue l'avait choqué.
En arrivant devant les portes de l'hôpital, il inspira profondément, priant pour ne pas retrouver son ami dans le coma, ou quelque chose dans le genre. Mais une fois qu'il fut entré, la réceptionniste eut tôt fait de le rassurer sur ce point: Yoshito était visiblement traumatisé d'après l'avis du médecin mais il n'y aurait pas de séquelles physiques.
Quant aux séquelles psychologiques, il ne voulait pas y penser. Il aviserait après avoir parlé avec lui.
-Chambre 18 du département de psychiatrie, Monsieur Sakami. Premier étage, la porte à gauche... Prenez garde à ne pas la laisser ouverte.
-Quoi? Pourquoi est-il dans le département de psychiatrie? Vous m'avez dit que son état n'était pas grave...
-Le patient présente des symptômes d'un stress post-traumatique de niveau sévère et se débattait avec une certaine violence en émergeant de son évanouissement. Les infirmiers présents ont dû l'endormir à nouveau, il était impossible à maîtriser. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle ils ont pensé à contacter une personne proche de lui, en l'occurrence vous, Monsieur Sakami.
Lucian hocha la tête avec un peu plus de raideur qu'à son habitude. Cette réceptionniste ressemblait à une machine programmée pour donner des informations d'une voix toujours égale et d'un calme agaçant. Programmée... Il repensa à ce que lui avait dit Yoshito à propos des résidents de ce supposé quartier de drogués dans lequel il s'était retrouvé. Avait-il été pris au piège par des voleurs, ou agressé sans raison par un gang?
Il hâta le pas en direction du département psychiatrique, s'excusant à la dérobée aux personnes qu'il heurtait malencontreusement. Lorsqu'il arriva devant la chambre 18, il retint son souffle, angoissé d'apprendre les conséquences que cette nuit avait eues sur son ami.
Une infirmière sortit de la chambre au moment où il entrait. Il lui présenta sa carte de visite et elle le laissa seul avec son ami, après l'avoir averti de bien verrouiller la porte et de tirer la sonnette en cas d'urgence.
Après avoir fermé la porte à clé tel qu'exigé, il porta son regard vers le lit installé dans le coin de la pièce. Un grand rideau blanc le dissimulait des regards. Lucian l'écarta lentement, découvrant avec effarement le visage blême de son ami. Ses yeux clos étaient cernés, une éraflure marquait sa joue droite et une entaille rouge démarquait de son cou blanc. Des pansements appropriés avaient été appliqués sur les lacérations mais elles ne paraissaient pas moins, à cause des gouttes de sang qui tachaient les bandages.
Yoshito semblait dormir profondément, d'un sommeil lourd et médicamenteux, exempt de tout rêve ou cauchemar. Il hésita à l'éveiller, mais il était bien trop inquiet et appela finalement d'une voix douce, accompagnée d'une pression sur l'épaule:
-Yoshito, m'entends-tu?
Les paupières de son ami frémirent et ses yeux noirs s'ouvrirent, remplis de confusion et fixant le plafond. Cela ne dura qu'une seconde. Tout de suite après, un éclair de panique traversa son regard et il poussa un gémissement, commençant à se débattre vivement. Lucian fronça les sourcils, perturbé par la violence de sa réaction, et lui attrapa une nouvelle fois les épaules pour le forcer à rester immobile.
«-Tout va bien, Yoshito, tu es en sécurité, » dit-il d'un ton rassurant. «Regarde-moi. »
Il obtempéra, et se calma en voyant son ami.
«-Détache-moi, »murmura-t-il faiblement.
-D'accord, mais tu dois me promettre de ne pas chercher à t'enfuir.
-Pourquoi voudrai-je m'enfuir? Si je suis à l'hôpital, c'est qu'il doit y avoir une bonne raison.
Lucian se détendit en constatant que Yoshito semblait revenir à lui-même, et lui détacha la main droite. Il n'avait même pas eu le temps de commencer à défaire le lien de l'autre que son ami lui attrapa le poignet d'un geste brusque. Une lueur de détresse dans le regard, il articula difficilement:
-Dans la poche de mon manteau sur la chaise, il y a une lettre rose. Peux-tu aller la chercher et me la lire?
-Yoshito... Calme-toi, il n'y a pas de raison de t'affoler autant. J'étais vraiment inquiet, tu sais. Qu'est-il arrivé?
-Je vais tout te raconter après, je te le promets. Mais pour l'instant, j'ai besoin de savoir ce que Naoko m'a écrit...
-C'est la lettre de Naoko? Je croyais que tu l'avais déjà lue.
-C'est une autre. Je l'ai reçue cette nuit.
Lucian renonça à poser des questions malgré la sensation de malaise qui grandissait dans son estomac. Rien de tout cela n'était normal. Ces lettres de Naoko, cette nuit passée dans un quartier non répertorié et la détresse de Yoshito... Il alla tout de même quérir la lettre et l'apporta jusqu'au lit, s'asseyant sur le côté et regardant son ami droit dans les yeux.
-Yoshito, je ne suis pas certain que dans ton état...
-Lis-la. S'il te plaît.
L'entendre dire «s'il te plaît » dans ce pareille circonstances, avec ce ton presque suppliant, était complètement inhabituel et Lucian prit encore plus conscience de la gravité de la situation. En silence, il ouvrit la lettre et commença sa lecture.
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