L'Intelligence
Marcel vient de quitter la maison des Swann, où il a finalement été introduit peu de temps auparavant par Gilberte, leur fille, dont il est amoureux. Cet après-midi-là, il y a côtoyé pour la première fois Bergotte, un écrivain qu'il admire depuis longtemps.
« Comme Bergotte habitait dans le même quartier que mes parents, nous partîmes ensemble ; en voiture il me parla de ma santé : "Nos amis m'ont dit que vous étiez souffrant. Je vous plains beaucoup. Et puis malgré cela je ne vous plains pas trop, parce que je vois bien que vous devez avoir les plaisirs de l'intelligence et c'est probablement ce qui compte surtout pour vous, comme pour tous ceux qui les connaissent."
Hélas ! Ce qu'il disait là, combien je sentais que c'était peu vrai pour moi que tout raisonnement, si élevé qu'il fût, laissait froid, qui n'étais heureux que dans des moments de simple flânerie, quand j'éprouvais du bien-être ; je sentais combien ce que je désirais dans la vie était purement matériel, et avec quelle facilité je me serais passé de l'intelligence. Comme je ne distinguais pas entre les plaisirs ceux qui me venaient de sources différentes, plus ou moins profondes et durables, je pensais, au moment de lui répondre, que j'aurais aimé une existence où j'aurais été lié avec la duchesse de Guermantes et où j'aurais souvent senti comme dans l'ancien bureau d'octroi des Champs-Élysées une fraîcheur qui m'eût rappelé Combray. »
En lisant Proust, il n'est pas possible de ne pas lui prêter comme Bergotte à Marcel les plaisirs de l'intelligence. Contredisant Bergotte, ce que Marcel présente comme la sorte de plaisir qui lui convient plutôt, « une existence où [...] [il] aurai[t] souvent senti [...] une fraîcheur qui [lui] eût rappelé Combray », procure précisément au lecteur un plaisir de l'ordre de l'intelligence. Cette manière de désirer la haute fréquence d'une sensation de fraîcheur, l'association même de la fréquence et de la fraîcheur, l'isolement de la fraîcheur dans le temps comme s'il avait été lui-même et seul l'air, l'humidité, la douce température, sa soustraction de toute circonstance sensible — excepté sous l'aspect d'une comparaison (« comme dans l'ancien bureau d'octroi des Champs-Élysées ») qui semble réduire cette circonstance à une simple occasion, et d'un souvenir dont on sent qu'il vaut surtout pour sa qualité de souvenir (« Combray ») — tout cela témoigne d'une capacité de prendre des libertés avec les choses qui ne peut qu'enchanter celui qui la reconnaît, comme on peut se consoler, se satisfaire de l'absence au mur d'un tableau qu'on aurait voulu voir par l'empreinte chargée de mystère que sa longue exposition y a laissée et qui fait, qu'en quelque sorte, il est toujours là.
Il est probable, si l'on admet que seul s'exprime Marcel, et non pas aussi Proust, que celui-là connaît bien les plaisirs de l'intelligence, mais qu'il ne les reconnaît pas encore. C'est que ceux-ci sont liés au détachement, qu'à cette époque Marcel ne connaît pas, puisqu'il manoeuvre encore pour s'attacher Gilberte (ceci n'est que l'argument le plus facile), comme les pages environnantes en témoignent. C'est la fraîcheur en tant que détachée de son cadre qui fait naître le plaisir, ainsi que la sorte de repos que cela permet, car tout se passe comme s'il n'existait plus soudain que la fraîcheur, comme si l'on ne pouvait plus se fatiguer d'aucune variété des impressions, comme si le vide qui environnait tout à coup la fraîcheur fût un lit dans lequel on aurait l'absolue liberté de se reposer, sans autre but peut-être que de récupérer l'énergie qui nous permettra de contempler à nouveau la fraîcheur. Il s'agit par ailleurs du même détachement que celui avec lequel Proust compose ses comparaisons et ses métaphores. Il en détache et en isole les termes chacun de leur côté avant de les rapprocher pour les faire coïncider et ainsi réduire un peu la diversité des choses, et l'on peut alors se reposer à l'ombre qu'ils ont laissée à leur place d'origine. C'est pourquoi les images de Proust sont presque toujours douces, car il vise moins un effet que la détente qu'elles libèrent, le vide qui est sous les choses qu'il détache.
On peut, pour le bénéfice de la pensée, soupçonner que Marcel, lorsqu'il avoue plus loin ne se représenter l'intelligence « que comme un moyen indifférent en soi-même de tâcher d'atteindre des vérités extérieures », commet une erreur que lui pardonnera sa jeunesse. Cette indifférence qu'il suppose n'est pas la belle indifférence dont nous parlions dans les chapitres précédents, c'en est une où il pointe un mépris, malgré ce « en soi-même » qu'il a le scrupule d'ajouter, que peuvent avoir inspiré les tourments que la faculté en question lui a fait connaître. Les délibérations interminables, les négociations avec soi-même, les hypothèses douloureuses, les plans incertains établis au nom d'espérances fragiles, Marcel a fait l'expérience de tout cela à l'occasion de son amour pour Gilberte. AInsi, contrarié par le mal dont il fait cause son intelligence au lieu de ne la voir que comme un accessoire, il lui refuse toute qualité.
L'erreur n'est pas seulement dans la rancune que pourrait laisser entendre cet usage de l'adjectif « indifférent », mais aussi, et surtout, dans la multiplicité des « moyens » supposée par le déterminant indéfini « un ». En réalité, il n'y a qu'un seul moyen de « tâcher d'atteindre des vérités extérieures », qui fonctionne seulement selon plusieurs modalités. La tournure très généralisante pouvait déjà commencer à le faire deviner. L'intelligence est effectivement ce moyen, mais ses modalités portent elles aussi des noms. Celle à laquelle Marcel fait en réalité référence a pour nom « conception » : c'est l'intelligence de l'esprit. Les deux autres sont l'imagination, qui est l'intelligence du coeur ou de l'âme (c'est-à-dire du « centre » de l'être), et la sensation, qui est l'intelligence du corps (c'est-à-dire le « bas » de l'être, sans qu'il y ait aucune connotation péjorative à dénoncer). Sentir, imaginer, concevoir, tels sont les trois modes de l'intelligence qui permet « d'atteindre des vérités extérieures », qu'elles soient objets physiques, imaginaires ou conceptuels. Ils fonctionnent en cascade, c'est-à-dire que les objets de la sensation peuvent être aussi objets de l'imagination et de la conception ; les objets propres de l'imagination (un monstre mythologique, par exemple) ne peuvent être objets de la sensation, mais peuvent l'être de la conception. Il n'y a que la conception qui ne puisse pas partager ses objets propres (le néant, l'infini par exemple).
C'est aussi cela qui peut, lointainement, valoir le dédain de Marcel pour elle : la solitude relative dans laquelle elle vit ainsi que souvent celui qui y est disposé, dans les plaisirs comme dans les peines. On la prend pour prétexte et on suppose vain ce dont elle est l'occasion, sans trop se le dire. On ne considère malheureusement pas comme une compagnie valable ceux qui, des années plus tard ou dans l'intimité des chambres, lisent peut-être des chefs-d'oeuvre. Ou alors on néglige, par peur de cette solitude, du vide écrasant qu'elle laisse derrière elle lorsqu'on en sort, ou par le besoin insoupçonné qu'on a d'être compris. Par l'étrange peur qu'on a aussi de devenir un soleil. Non pas de briller, mais de rayonner. Comme si on allait disparaître pour de bon derrière son propre feu, ce qui n'est pas faux mais suppose surtout un autre genre d'existence, dont, enfermé pendant des années dans sa chambre, écrivant son oeuvre, Proust fut discrètement coutumier.
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