Le message de Madiba  2/2

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Cela n’a pas été facile, mais nous y voilà. En promenade dans l’un des endroits réputés les plus dangereux du Cap, le deuxième plus grand township d’Afrique du Sud, après Soweto. Un faubourg à la population majoritairement noire, où règnent surtout le chômage, la misère, la souffrance. Je reconnais déjà quelques-unes des images proposées par mon kaléidoscope…

Monsieur Terreblanche, le père de Luke, a tenu à nous accompagner. Il dit qu’il connaît les lieux, sait quels sont les secteurs à voir, et surtout ceux à éviter. Khayelitsha est un quartier immense, qui se déploie comme une toile d’araignée, et je sens que Luke, qui marche à mes côtés, n’est pas rassuré. Il a pourtant insisté pour être de la sortie lui aussi, et quand j’ai noté que c’était bien de sa part de s’ouvrir aux autres, il m’a corrigée sèchement :

— Les branquignols de la zone ne se gênent pas pour venir sur nos terres, qu’est-ce qui m’empêche d’aller chez eux ?

J’ai haussé les épaules en me disant qu’il n’était pas si ouvert que ça finalement, et que les choses n’étaient pas gagnées.

Après la visite du musée et une montée à Lookout Hill, le plus haut point du township, Maman a voulu s’arrêter aux stands d’artisanat pour acheter des souvenirs originaux, et Papa a promis de faire une belle publicité aux entrepreneurs locaux qui acceptaient de poser pour son livre. Il en a une pellicule pleine, et je sais qu’il est ravi.

Au bout de ce tour bien organisé, Monsieur Terreblanche a dit que nous avions vu l’essentiel. Moi j’ai vite senti qu’il nous fallait en découvrir davantage, et j’ai insisté pour continuer la balade. À présent, c’est le kaléidoscope qui nous guide. Il vibre sans s’arrêter, et les images qu’il me montre sont comme des cartes, un plan du site, comme s’il s’était transformé en GPS pour l’occasion. Monsieur Terreblanche n’a pas compris pourquoi je proposais de mener la marche, mais devant mon regard pressant, Papa l’a convaincu de me faire confiance, et notre voisin n’a pas voulu faire preuve d’impolitesse, alors il suit. À ses soupirs, je sens bien qu’il me prend pour une enfant gâtée dont les parents cèdent au moindre caprice, mais ce n’est pas grave : ma priorité est toujours d’obéir aux demandes de mon objet magique.

Nous venons de quitter les sentiers balisés pour entrer plus profondément dans le bidonville, où les habitations sont plus petites, plus bancales et plus pauvres. On parle de « maisons boîtes d’allumettes », construites en tôle ondulée, et je reconnais à nouveau des images de mon kaléidoscope. Je ne ressens pas de gêne chez Papa pour l’instant, Alphonse et Maman ne se lâchent pas la main, signe qu’ils sont moins à l’aise, et Monsieur Terreblanche ne cesse de répéter que nous ferions mieux de rentrer. Je pourrais me demander si je fais bien d’avancer ainsi, mais je n’ai aucun doute : le cylindre magique ne m’a jamais mise en danger jusqu’ici, c’est pourquoi j’insiste pour continuer un peu. Autour de nous, les regards sont plus surpris que menaçants, et je relève même des sourires lorsque je lance un « mholo » — « bonjour » en xhosa — en passant. J’ai bien conscience tout de même que nous sommes les seuls Blancs à déambuler dans ces rues, et je me dis que les locaux ne doivent pas voir passer beaucoup de touristes.

Soudain, des cris nous interpellent. Monsieur Terreblanche se raidit et mes parents cherchent tout autour d’eux avec inquiétude, alors que les habitants du township ne réagissent pas, visiblement habitués. Le kaléidoscope vibre plus fort dans ma main, et je comprends qu’il ne m’a pas menée ici par hasard. Sans réfléchir, je me précipite vers la ruelle d’où proviennent les éclats de voix. J’entends vaguement Maman m’ordonner de revenir, mais je n’y prête pas attention : j’aurai bien l’occasion de me faire disputer plus tard !

Au fond d’une impasse, un groupe de garçons en encerclent un autre, qui semble très apeuré. Tous sont un peu plus âgés que moi, et si je ne comprends pas tout de suite ce qui se joue, je sais que malgré le danger, je dois agir. Mais je n’ai pas le temps de dire un mot que dans mon dos, quelqu’un crie « laissez-le ! ». C’est Luke, qui m’a suivie sans hésiter, et derrière lui arrivent aussitôt Papa et Monsieur Terreblanche. Notre intervention crée son effet et les adolescents s’enfuient en courant, sans doute convaincus d’avoir affaire à la police. Seul reste celui qui était malmené, et dans son regard, je vois la gratitude remplacer peu à peu la peur. Je m’approche, mais Luke est de nouveau plus rapide :

— Ça va ? Tu n’es pas blessé ?

Le garçon fait non de la tête, il ne prononce pas un mot, il est encore sous le choc. Il tremble comme une feuille et Luke lui prend la main pour le réconforter. Il se laisse faire, mais à la façon qu’il a de fixer leurs deux mains, sa main noire à lui dans la main blanche de Luke, je comprends qu’il n’est pas habitué à de telles attentions. Papa et Monsieur Terreblanche s’approchent encore, et mon père propose de raccompagner le garçon chez ses parents, mais à ces mots, ce dernier prend peur et s’enfuit en courant. Ce n’est qu’à ce moment que je remarque l’autre adolescent, celui qui a observé toute la scène sans rien dire et qui, à présent, nous regarde partir, sans réaction.

**********

Bien évidemment, je me suis fait gronder. J’ai même été punie pour ne pas avoir répondu aux appels de Maman : pas de piscine de la soirée, tandis que Luke enchaînait les longueurs dans le soleil couchant et qu’Alphonse multipliait les bombes sous mes yeux, juste pour me narguer. J’étais donc en train de bouder lorsque j’ai entendu des sifflements en provenance de la grille d’entrée. Luke s’est assis sur le bord du bassin pour écouter. Il a attendu les insultes et les pétards habituels, mais ceux-ci ne venant pas, il a fini par aller voir ce qui se passait. Je l’ai suivi, et de l’autre côté de la rue, j’ai reconnu le garçon de l’après-midi, celui qui n’était pas intervenu dans la bagarre, mais qui y avait assisté. Méfiant, Luke lui a demandé où étaient ses copains, et ce qu’il voulait, et il a répondu par une question :

— Pourquoi tu as défendu le Malien tout à l’heure ? Les Blancs ne s’occupent pas des affaires des Noirs.

Luke a haussé les épaules :

— Pourquoi les Noirs s’étripent entre eux, alors ? Parce que vous n’avez pas assez d’occasions de taper du Blanc ?

J’ai pensé que cela commençait mal, mais j’ai préféré les laisser parler sans m’en mêler.

— T’as rien compris. Les Maliens n’ont rien à faire dans ce pays. Ils viennent voler le travail des Xhosa.

— C’est toi qui ne comprends rien. Et puis, c’était facile, non ? Au moins six, des gaillards de quinze ans, contre un pauvre type plus petit, et tout seul en plus !

— J’ai rien fait, d’accord ? Je voulais pas, d’ailleurs, les autres m’ont pas écouté.

— C’est bien ta bande qui jette des pétards dans ma rue toutes les trois nuits ?

— C’est pas pareil. Vous vivez entre vous, les riches Blancs, faut bien vous faire payer un peu !

Luke s’est contenté de hausser les épaules, alors j’ai tenté d’entrer en jeu :

— Comment tu t’appelles ?

— J’t’en pose des questions, à toi ?

— Ben moi je peux te le dire sans que tu me le demandes : je m’appelle Gisèle. Et lui, c’est Luke.

— M’en fous.

Luke a repris :

— C’est bien ce que je dis, tu comprends rien. Le dialogue n’est pas possible. Tant que vous vous comporterez comme ça, on continuera à s’isoler. Et juste une chose : que tu le veuilles ou non, je suis africain moi aussi, tout comme toi !

À ce moment, j’ai senti vibrer mon cylindre magique et j’ai réalisé qu’il venait à mon aide. Je lui ai jeté un coup d’œil furtif, j’ai reconnu Nelson Mandela, et par instinct, j’ai su que ce message ne m’était pas destiné… J’ai tendu l’objet à Luke, qui a longuement regardé dedans sans dire un mot, avant de le passer à l’autre garçon à travers la grille. Celui-ci l’a gardé plus longtemps encore, et lorsqu’il me l’a rendu, je l’ai vu légèrement vaciller. Puis il est parti, sans se retourner.

**********

C’est notre dernière soirée au Cap et je suis remplie de sentiments contradictoires. Comme toujours, je suis impatiente de découvrir la prochaine destination, et en même temps triste de quitter un endroit étonnant, où je ne remettrai sans doute jamais les pieds. À cela vient s’ajouter une impression nouvelle : celle d’être passée à côté de ma mission, ou de ne pas l’avoir achevée. Il faut dire que je ne sais pas vraiment ce que le kaléidoscope attendait de moi : il est redevenu muet depuis quelques jours, depuis l’échange entre Luke et l’autre garçon, le soir, devant la grille. Voulait-il que je favorise leur rencontre ? Sans doute, mais ce n’est peut-être pas tout… Je ne sais d’ailleurs pas ce qu’il leur a montré exactement, ni pourquoi le visage de Madiba avait pris toute la place dans la lunette. En tout cas, les images ont dû être fortes, car le lendemain, un nouveau rendez-vous avait lieu, à la même heure, et au même endroit.

— À Khayelitsha, tout le monde m’appelle Isaac. Mais mon vrai nom, c’est Paki. « Le témoin », en xhosa. Vous pouvez m’appeler comme ça. Allez, salut, les Blancs.

Ce sont les seuls mots qui ont été prononcés à ce moment-là, mais depuis, Paki et Luke se rencontrent tous les soirs. Je ne suis pas invitée à partager leurs conversations, mais j’en ai déjà saisi quelques bribes. Ils discutent longuement, non plus à travers la grille, mais à quelques pas de la résidence, dans une petite rue à côté. J’entends qu’ils parlent de politique, de nation arc-en-ciel, de fraternité, et je comprends qu’ils aimeraient changer les mentalités et le monde. Le nom de Nelson Mandela revient souvent aussi et je sais que par le biais de mon kaléidoscope, c’est lui qui a éveillé leurs consciences. Comment ? Ça, je l’ignore…

Je viens de tout raconter à Papa, qui m’a donné les clés qu’il me manquait. Il m’a expliqué le combat de Nelson Mandela notamment, qui se résume en quelques mots : égalité entre les hommes. Et j’ai compris qu’on n’y était pas encore arrivé. Ni en Afrique du Sud ni ailleurs.

Je pense donc que Madiba est revenu pour passer un message aux garçons, et que mon rôle était de faire le lien, grâce à mon objet magique. J’aimerais tellement savoir ce qu’il leur a montré ! Mais Luke refuse de me le dire, il prétend n’avoir rien vu d’autre que les habituelles figures dans le kaléidoscope. Alors je ne peux qu’imaginer…

J’imagine que Mandela leur a rappelé ses années de sacrifice pour une société plus juste, un sacrifice que le monde entier est sur le point d’oublier, et son combat sur le point d’être perdu. Peut-être leur a-t-il aussi expliqué qu’il avait toujours lutté contre la domination blanche, sans défendre l’idée d’une domination noire. Et qu’il était inacceptable, dans tous les cas, de faire une différence entre les êtres humains en raison de leur couleur, leur origine ou leur milieu. Je peux imaginer beaucoup de choses encore, mais la seule dont je sois sûre, c’est qu’il a réussi à créer un échange entre deux garçons butés, et ça, c’est déjà beaucoup ! Et qui sait, peut-être seront-ils les Madiba de demain ?

Dans cette aventure, moi aussi j’ai appris quelque chose : le racisme n’est pas qu’une histoire de couleur. C’est le rejet de l’autre. La peur et le refus de la différence, qui mènent à l’isolement, au renfermement sur soi. Comme dans les compounds d’Afrique du Sud. Pour lutter contre cela, il n’y a qu’un remède : la rencontre et le partage. Aller au-devant de l’autre, essayer de le connaître, pour tenter de le comprendre. Ce que j’ai la chance de faire, en voyageant.

J’en étais là dans mes réflexions lorsqu’un bruit énorme m’a fait sursauter. J’ai d’abord pensé aux pétards de Paki et de ses amis, mais au deuxième son, j’ai réalisé qu’explosait dans la baie du Cap le plus beau concert de feux d’artifice qui soit, comme pour fêter le dialogue, nouveau entre les deux garçons, et l’espoir, même léger, que celui-ci peut représenter pour le pays. J’ai ensuite entendu la grille s’ouvrir, et j’ai vu Luke faire signe à Paki d’entrer dans la résidence. Après une hésitation, le garçon a suivi son nouvel ami, puis il lui a tendu la main, que Luke a serrée chaleureusement. Tous deux ont alors levé les yeux au ciel pour regarder ensemble le feu d’artifice. Je les ai imités, et je n’ai pas pu m’empêcher de voir dans cette explosion de couleurs un rappel des figures de mon kaléidoscope. Je me suis dit que c’était aussi une façon de le remercier pour son action, et j’ai plongé la main au fond de ma poche, j’ai pris le cylindre entre mes doigts, j’ai fixé le ciel avec reconnaissance, et j’ai souri.

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