Chapitre Premier : Les temps insouciants
Sur une plage de sable blanc, depuis les hauteurs à la quiétude presque surnaturelle, on voit se multiplier des centaines de tentes à la teinte semblable, qu'une lumière limpide fait rayonner.
La nuit s'est installée, elle berce les hommes loin du chaos à venir. Les armures sont rangées sur leur présentoir, les casques aussi, et les épées correctement alignées sous les paillasses rudimentaires des soldats assoupis.
Pourtant, en tête du cortège immobile, un logement provisoire vient contraster de manière aussi abrupte que les flancs de la falaise voisine, la somnolence de toutes ces âmes au repos. À l'intérieur de la tente immense, se tiennent des femmes et des hommes parés d'étoffes. Leur regard délaisse le beige des toiles, que le plus ardent des feux ne saurait ranimer, ou encore le cuivre des plaques disposées périodiquement autour, pour s'accrocher au visage d'un homme, assis au centre de la tablée, vêtu d'une armure en écailles et de tissus parfois bleus, et parfois couleur saumon.
À la droite de cet homme au phrasé remarquable, se tient le portrait d'une enfant. Ses cheveux sont noirs, et ses yeux d'une teinte sombre, mais hypnotique ; ils rappellent la terre. Un nom figure dans un coin du tableau : Edwanna.
Sur la table des mets raffinés sont disposés. On note la présence de la tête du taureau sacré de Béléhaste, que le seigneur de guerre a fait cuisiner ici pour se jouer des dieux, ou encore de raisins confits au miel, qui paraît-il rendraient immortel...
L'homme équipé, le seul de la pièce, prend la parole :
« Mes frères et mes sœurs ! Nous sommes déjà arrivés si loin ! Nous sommes au crépuscule des empires, demain c'est sûr, ils faillissent ! Mais pour ce qui est de maintenant, je vous le demande, profitez des meilleurs plats qu'il vous sera donné d'honorer, et buvez plus que votre soif ! Nous avons devant nous une trêve de trois jours pour que je vous fasse partager mon histoire, vous mes seigneurs, mes héritiers ! Nos ennemis agonisent sous notre botte, et nous ne leur accordons là qu'un simple sursis.
- Je lève mon verre à Gilgamesh l'Infallible, puisse-t-il nous mener là où personne d'autre ne nous a jamais menés !
- Je te remercie, Saduj. Maintenant si vous le voulez bien, je vais vous conter mon histoire depuis son commencement, que vous sachiez enfin qui est l'enfant derrière le meneur, la fille derrière ma raison pure, et l'infâme, celui dont les agissement ont déclenché tout ceci. Je suis né un soir d'orage d'une mère artiste et d'un père artisan. Nous vivions sur une île qui ne figure sur aucune carte, car vous le croirez ou non, elle se déplace sans cesse. Personne ne sait par quelle magie cela se peut, mais encore aujourd'hui, il n'est pas impossible que vos yeux vous abusent, durant vos voyages, et que vous soyez alors portés à croire qu'un morceau de terre porté par des rouleaux de vague, avance sur les étendues salées. Bref, la vie sur ce rocher titanesque était paradisiaque, en ce sens où nous avions à portée de main tout ce dont nous avions besoin. De la nourriture en abondance nous assurait de voir demain, de l'eau douce courait le long de forêts luxuriantes, et un lac trouvait même sa source au point le plus haut de l'île. Nous n'avions besoin de personne, et personne n'avait besoin de nous. Je ne voyais du monde, en cette époque tout du moins, que ses jours les meilleurs, et toute la folie que les Hommes peuvent déployer, elle m'était étrangère. Vous voyez, le bien et le mal n'existaient pas encore. Lorsque les orages se déclaraient, de leurs grondements terrifiant, les "gardes-tempêtes" accouraient, s'assurant de recenser tout le monde, et de partir à la recherche des disparus. Ces hommes et ces femmes d'exception, ils ignoraient eux aussi tout du bien et du mal, mais agissaient par simple nécessité - je me demande s'ils connaissaient quoi que ce soit de la peur d'ailleurs. Je les ai vus faire tant de choses incroyables... Ils ont toujours été d'excellent chasseurs, pêcheurs, tailleurs... En fait je crois que les maigres savoirs que nous avions, ils les maîtrisaient sur le bout des doigts.
- Sont-ce ces personnages à qui vous devez d'être notre général aujourd'hui ? demanda alors Saduj.
- Peut-être bien qu'ils ont participé, d'une manière ou d'une autre, distante, à faire de moi ce que je suis oui. Mais en vérité ils n'en sont pas la raison principale, mais j'y viendrai bientôt.
- Et qu'en était-il des maisons ? Viviez-vous dans des bâtisses de fer et de pierre ?
- Absolument pas. Nous vivions dans des sortes de cabanes, au sommet d'arbres gigantesques, que nous fabriquions à l'aide de feuilles tressées, de lianes et de sève.
Toute l'assistance se met à rire.
- Pourquoi donc riez-vous ? Certes je comprends que vous puissiez penser que nous vivions comme des sauvages, mais gardez-bien à l'esprit que ces cabanes dont je vous parle, elles ont survécu des siècles avant ma naissance, et elles perdureront encore mille autres après ma mort, sans jamais qu'une goutte d'eau, ou ne serait-ce qu'un souffle du vent ne parvienne à s'immiscer à l'intérieur sans y avoir été pleinement guidé. Des éclairs sont venus frapper des fils de fer, noués à l'intérieur de chaque logement, donnant parfois un spectacle de couleurs somptueuses, et d'autres fois de toute la puissance des cieux ; mais là encore un arbre n'est jamais tombé en conséquence d'une frappe lumineuse.
- Pardonnez-nous, mon général. Nous ne pensions pas à mal. Vous avez mentionné vos parents un instant plus tôt...
- Ce n'est rien, Amaric. Effectivement, ma mère a toujours eu un don pour manier les mots, dessiner, et composer des mélodies. Voilà ce qu'était sa fonction essentielle au sein de notre groupe : nous divertir et nous faire rêver. Je ne vous demande pas de comprendre, car vous l'aurez deviné je viens d'une culture à des terriques de ce que vous connaissez. Nous avions de l'amour pour les choses simples, pour les compétences dans les domaines des arts, quels qu'ils soient, et nous remplissions tous un rôle, qui assurait notre légitimité au sein de notre groupe. Ma mère s'occupait principalement de l'éducation des plus jeunes, dans une sorte d'école où nous étions tous regroupés, quand elle nous faisait la leçon. C'est d'ailleurs mon père qui en assurait le mobilier, qu'il façonnait de ses mains. Il était aimé de tous, non seulement pour son habileté, mais aussi pour son amour des autres, et de la vie. Aimé et être aimé, j'ai longtemps cru qu'il s'agissait là du véritable but de la vie... mais je me trompais. En tant que fils de ma mère, j'avais le droit de travailler deux fois plus que mes camarades, et le devoir de ne jamais faire d'erreur quand je restituais tous ces savoirs, pendant les interrogations. Je devais bien m'en sortir j'imagine, car si bien des souvenirs sont aujourd'hui absents de ma mémoire, je me souviendrai à jamais du sobriquet que me donnait mon père : "Mon petit prodige". C'est une expression gravée dans mon cœur, qu'il utilisait à chaque opportunité. Au lever du lit, avant d'aller à l'école, après mes cours du soir et au moment du coucher... Mes parents n'ont pas été les seuls à marquer mon enfance, comme je vous l'ai dit. J'ai commencé à faire mes premiers pas sur la terre en même temps qu'une enfant que mes parents gardaient souvent. C'est avec elle que j'ai eu mes premiers balbutiements ; mes premières conversations dans la langue que les adultes ont oubliée. C'est aussi avec elle que j'ai appris mes premiers jeux, que je me suis livré à mes premières courses effrénées... C'est aussi à elle que je dois d'avoir annihilé la quasi totalité des empires, et d'être victorieux. Cette fille m'a tant apporté... elle s'appelait Edwanna. Vous n'imaginez pas ce que cela peut représenter pour un petit de trouver dans ce monde le soutien dont il a besoin, dans les yeux d'un de ses semblables. Et pourtant, Edwanna n'était semblable à aucune autre.
- Je vous vois peiné Monseigneur, parlez-nous plutôt de la vie quotidienne sur votre île...
- Je... Soit. J'ai toujours adulé les gardes-tempêtes. Je tiens d'ailleurs mon nom du plus illustre d'entre tous. Certains jours, quand nous ne recevions pas de leçons, ni même de ma mère pour ma part, je courais dans les bois, je m'entraînais à me battre aux côtés de mon amie. J'adorais espionner ces femmes et ces hommes nés pour sauvegarder notre existence au péril de la leur. En vérité j'ai toujours nourri l'espoir un peu fou d'en devenir un moi-même.
- Qu'est-ce qui vous en a empêché ?
- Une rencontre.
- Une rencontre ?
- Une rencontre avec l'homme le plus agréable, le plus attentionné, le plus délicat ; mais aussi le plus calculateur, manipulateur et le plus faux qu'il m'ait été donné de voir. Vous savez quand je vous ai dit que personne ne venait sur notre île, je n'ai peut-être pas toute la vérité. Il y avait bien parfois des navires qui désiraient faire du commerce, alors par un ingénieux système de harpon, nous faisions les échanges sans avoir à communiquer trop longtemps. C'est aussi pour ça que nous connaissions certaines choses sur le monde au delà de notre rocher. Un matin je me souviens avoir entendu les cloches d'alerte ; elles résonnaient si rarement pour cette occasion que je n'en crus d'abord pas mes oreilles. Pourtant, j'accourus bien vite à la suite de nos protecteurs, jusqu'à la limite de la falaise, avant de sombrer dans le tumulte des vagues, et de m'y perdre définitivement. Pourtant ce jour là, je vous le jure sur ma vie que je ne vous mens pas, il y avait une âme, accrochée à un morceau de navire, qui luttait contre vents et marées pour garder la tête hors de l'eau.
Gilgamesh arriva, accompagné de dizaines de gardes, et ordonna que l'on dresse une perche devant lui. On l'équipa ensuite d'un harnais de lianes, avant qu'il ne donne l'ordre de l'assister pour courir en direction du vide, de planter l'extrémité la plus distale de sa perche dans les roches, et de le propulser le plus loin possible par dessus les vagues, en direction du naufragé. Je me souviens de la scène surréaliste qui se jouait devant moi, et qui ne faisait qu'alimenter l'adoration que je portais à mes défenseurs ! Mon gardien préféré plongea droit dans les flots, et réceptionna le naufragé sans difficulté. Le reste de la troupe les ramena au sommet de la falaise en tirant sur les lianes, au prix de quelques efforts cette fois-ci. Ils eurent une conversation et c'est Gilgamesh qui lança le premier assault.
- Qu'est-ce qui vous a pris de vouloir défier la puissance des vagues, inconscient que vous êtes ?
- Je ne l'ai pas fait de mon plein gré ! Vous pouvez me croire ! J'étais membre d'équipage sur un navire de commerce, et ce dernier a sombré après une attaque. J'en ai réchappé en plongeant et depuis je dérive sur un morceau de bois. Je n'en ai pas cru mes yeux quand j'ai vu surgir cette île des horizons brumeux, et ma première pensée a été de la voir me broyer ! Par chance vous êtes intervenus, et je vous dois la vie !
- Eh bien estimez-vous d'autant plus heureux que vous êtes le premier étranger à fouler le sol de cette île. Nous naissons et nous mourrons sur Tortuga, jamais personne n'a pu prétendre l'accoster indemne.
- Eh bien grâce à vous il y aura un précédent !
- Ce n'est pas si simple. Je vais vous mener aux anciens, et ils détermineront si oui ou non vous représentez une menace. Si tel devait être le cas, nous serions alors forcés de vous rendre aux remous desquels nous vous avons extirpé.
- Et bien soit, si je dois prouver que je ne suis pas dangereux, je ferai le nécessaire.
Gilgamesh reprend.
- Je me souviens de la surprise des gens lorsque nous revînmes accompagnés de cet homme méconnu de tous. Des chuchotements se firent entendre parmi les groupes. Les enfants se rassemblaient tous pour se monter la tête de légendes, et les vieillards priaient les divins pour qu'il n'eusse pas s'agit là d'une quelconque prophétie annonçant la fin de notre monde. Pour ma part je me dissociai du groupe des adultes pour rejoindre celui de mes semblables, et m'imaginer à mon tour nombres de possibilités quant à l'identité du chanceux rescapé. Il avait les cheveux longs, bouclés et blonds, à la différence de toutes les âmes peuplant cette île. Sous sa peau, nous pouvions voir des écritures, un peu comme celles que portaient les anciens, mais différentes tout de même dans leurs symboles. Des yeux verts habillaient son regard d'une richesse presque surnaturelle ; il inspirait une sympathie puissante, et forçait le respect, pour cause il avait survécu au tumulte et à sa dérive pendant de longs jours. Le miraculé ne disposait pas d'une carrure imposante, ni de muscles gonflés ou juste saillants, non en vérité il était presque gringalet. Je fus alors rejoint par Edwanna, qui posa d'abord son menton sur mon épaule droite, avant de me prendre par les mains en encerclant ma taille. Elle me murmura quelque chose à l'oreille, je ne me souviens plus des mots, et je tournai la tête en conséquence, pour plonger mon regard dans le sien. J'étais pris du désir brûlant de l'embrasser, le flux dans mon sang emballé à la fois par les gestes de cette petite fille si spéciale, et par l'agitation qui gagnait notre île, mais je m'y refusai, car son cœur était déjà promis à un autre. À l'inverse je fis un pas en avant, m'assurant qu'elle ne me suive pas, en déliant nos bras, pour ne plus sentir son parfum ni la douceur de sa peau sur la mienne. Je fis rouler mes yeux en direction des anciens, et mon sourire s'estompa rapidement ; j'étais déchiré par la rudesse dont je faisais preuve, mais je ne voulais pas laisser d'ambiguïté entre nous. Le plus sage des membres du conseil, et donc le plus âgé, prit alors la parole. Je me souviens encore de la disposition des anciens, massés en un demi-cercle autour du naufragé, et dans le dos de celui-ci, la quasi totalité de l'île, suspendue à ses lèvres, retentant elle aussi son souffle, dans l'attente du verdict.
- Naufragé, vous êtes ici pour déterminer la menace que vous représentez pour cette île et ses habitants. Nous allons vous demander une série d'informations, à l'issue de laquelle nous délibérerons et scellerons votre sort.
- Vous sentez-vous prêt à subir la Question ? ajouta le second doyen.
- Je n'ai rien à cacher, et je ne crains pas votre jugement. Procédez-donc !
- Quel est votre nom ?
- Je suis Assalice Semcé. J'ai pris la mer il y a dix soleils, à bord d'un navire gorgé de marchandises. Nous n'avons rencontré aucun trouble, si ce n'est à l'aube du troisième, où l'on nous expédia par le fond sans même prendre la peine de récupérer notre cargaison. Dès lors j'ai dérivé au gré des courants, sans me faire dévorer par aucun prédateur, ni égorger ou torturer par aucun malandrin.
- Quel métier exercez-vous ?
- Je n'ai pas vraiment de métier, si ce n'est une passion certaine pour la mer. J'effectue des petites missions, de temps à autres, et je survis comme cela.
- Avez-vous une quelconque connaissance du maniement des armes ?
- Absolument aucune. Je me suis tout le temps trouvé du mauvais côté de la garde des épées, et des canons des fusils ou même des pistolets, en toute occasion.
- Avez-vous déjà fait preuve de violence, gratuite ou pour sauver votre vie ?
- J'ai peut-être bien jeté une ou deux pintes sur des molesteurs, mais j'ai toujours préféré la course aux joutes.
- Avez-vous des dépendances à l'alcool, ou aux drogues en général ?
- J'aime boire pour fêter les occasions, parfois, mais j'ai en horreur les gueules de bois... Pour ce qui est des herbes roulées, eh bien c'est d'une autre époque. Je n'y touche plus à présent.
- Avez-vous une famille qui vous attend ?
- Hélas non. Tous mes proches sont disparus depuis bien des âges. Je n'ai pas non plus de femme. Je vous l'ai dit, je suis un fils de la mer.
- Vous sentiriez-vous prêt, au cas où nous ne vous rendrions pas à cette mer que vous chérissez tant, à devenir l'un des nôtres ?
- Je le crois oui. Je ne sais rien de vous, c'est bien vrai. Pour autant je crois que je suis tombé sur cette île pour une bonne raison, et bien qu'elle ne m'apparaisse pas clairement pour l'instant, il faudrait être un fou pour ne pas se laisser charmer par la beauté de cet endroit.
Gilgamesh pousse un soupire, puis reprend.
- Il suffit ! Nous sommes tombés d'accord.
- Alors, dois-je implorer Néride de m'accorder des branchies ?
- Nous ne sommes pas des meurtriers, et nous ne laisseront pas non plus aux divins le choix de votre sort. Après tout, votre survie jusqu'ici tient déjà compte de leur volonté... Nous avons décidé de vous épargner, à cette condition que vous oublierez tout de vos manières de naguère. Vous garderez votre nom, mais passerez chacun des instants à venir à vous demander comment agir pour le bien de cette île. Est-ce bien compris ?
- Votre clémence vous honore, tout comme votre discernement. Je suis heureux de ne pas être condamné à mort, et jure solennellement de devenir l'un des vôtres.
- Que tous ici nous en soient témoins, nous accueillons Assalice Semcé dans nos rangs. Ne le traitez plus comme un étranger, mais comme un membre de notre groupe. Faites-le se sentir intégré, et apprenez-lui nos coutumes !
- Les jours qui suivirent furent baignés d'alcool, de prières, de chants et de danses, comme jamais auparavant nous n'avions fait preuve... Mais passons plutôt à une partie plus palpitante de mon récit... »
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