Chapitre Cinquième : La voie du couteau

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 Nous sommes le lendemain de ma nuit merveilleuse, le soleil pointe à peine à travers les branchages, et j'ai déjà mangé mes céréales. Mes parents sont à l'œuvre quelque part sur l'île, et c'est donc dans une solitude certaine que je me prépare à la journée qui m'attend.

J'essaye de trouver les mots justes, pour faire honneur à ma mère, les mots que je vais employer au soir venu, pour justifier mon mal-être. Une fois préparé je prends la route – je me souviens de n'avoir croisé personne ce matin là, pas même un animal, comme si toute l'immensité de mon île s'était dépeuplée subitement – pour enfin arriver au sanctuaire.

J'ai le cœur emballé, et l'excitation court dans chaque goutte de mon sang. Pourtant je trouvai un Gilgamesh apaisé, serein, dont le signe de tête me signifia d'approcher. Je m'exécutai, et il m'invita à m'asseoir à côté de lui, en tailleur. Il n'exprima aucun compliment quant à mes agissements, ni ne tempéra mes actions à l'école. Il resta là, à admirer le lever du soleil en méditant, et moi je l'imitais. Puis au bout de quelques minutes, sa langue se délia.

 « Que signifie la vie à tes yeux, Gallen ?

  • La vie ? Elle vaut la peine d'être vécue, et d'être sauvegardée. Nous en sommes les garants, peu importe ce qu'il en coûte.

  • Tu parles comme ces vielles inscriptions dans le temple des anciens à notre égard, et même si tu as raison, je ne veux pas que tu les récites. Je veux que tu t'exprimes sincèrement. Que signifie la vie à tes yeux Gallen ?

Je décidai d'ouvrir mes yeux, et de regarder mon mentor, car je voyais très bien qu'il m'avait percé à jour. Gilgamesh n'était pas qu'une fine lame, un combattant agile, ou un meneur né, non il était bien plus que tout cela réuni.

  • La vie n'est que conflit, un équilibre précaire entre nos attentes et la réalité. Bien souvent, j'ai du mal à canaliser ma colère, mentor. Je m'emporte sur des choses que je considère essentielles, mais qui sont en contradiction avec mes principes. J'ai l'impression que mon cœur et mon âme sont en guerre l'un contre l'autre.

  • Je ne crois pas que ce soit ta colère qui soit la cause principale de tes problèmes, petit Gallen. En vérité elle peut t'aider en bien des occasions, à condition qu'elle soit un minimum tempérée. Je crois que ton problème vient davantage de l'amour, et de tes frustrations. Tu es encore bien jeune, mais les lois du cœur ne connaissent pas les limites du temps ou de la maturité. Ai-je raison ?

  • Je... dois bien... Oui vous avez raison, maître. Mais que puis-je faire ? J'ai essayé de faire comme vous, de m'asseoir, et de me projeter au plus profond de mon esprit, pour faire taire tous ces échos qui m'exhortent à rompre la morale. Mais pour une voix chassée deux lui succèdent !

  • Nous avons toujours eu tendance à nous considérer comme plus digne que n'importe qui d'autre à régir cette île et tous ces territoires. Nous avons eu recours à notre ingéniosité et notre intellect pour déjouer les dangers qui nous guettent. Bien évidemment, et peut-être de manière tout à fait inconsciente, ceci nous a poussé à ne nous focaliser que sur notre bien être personnel, notre égoïsme légitime de s'employer toujours à dompter plutôt que de subir.

  • Mais si je peux me le permettre, mentor, que voyez-vous lorsque vous fermez les yeux, comme en cet instant ?

  • Je ne vois rien car je ne m'appartiens plus. J'écoute le vent bruire dans les branchages, je sens le sel porté par les embruns jusqu'au sommet de la colline, je ressens le contact chaud du soleil sur ma peau, et l'humidité s'échappant de la forêt. J'imagine les battements de mon cœur mêlés à ceux des créatures environnantes. Je laisse mes craintes, mes espoirs, mes attentes, mes colères, mes douleurs ; je laisse ma conscience s'échapper loin de la prison de l'esprit, et de l'intelligence. Tu vois Gallen, notre plus grande force est aussi notre plus grand fardeau.

  • Mais alors, mon maître, vos problèmes ne reviennent-ils jamais dans votre corps, une fois qu'ils l'ont quitté ?

Je me souviens avoir perçu de nouveau ce sourire nébuleux, caractéristique primordiale de mon héros, se dessiner sur un coin de sa bouche.

  • La méditation n'est pas là pour régler les problèmes Gallen, mais pour relâcher la pression qu'ils exercent. Pourrais-tu combattre plusieurs décennies sans te fatiguer, avec une force préservée, comme aux premiers instants ?

  • J'imagine que non, assurément.

  • Alors vois-là comme un rempart à la guerre que tu mènes entre ton cœur et ta tête. Vois-là comme l'aubaine d'une réconciliation qui durerait le temps que tu aurais décidé, pour reprendre des forces. Laisse l'énergie du monde te traverser, sans lutter, et abandonne tout, les bonnes comme les mauvaises choses.

  • Est-ce là votre secret ?

  • C'est là ta première leçon pour emprunter le chemin. Les armes ne te sont d'aucune aide si elle ne sont pas muées par la sagesse.

  • Je comprends mentor.

  • A présent suis-moi, les choses sérieuses vont commencer. »

Nous progressâmes dans la structure, jusqu'à parvenir à un terrain d'entraînement plus petit que les autres. Un tronc d'arbre était taillé au milieu d'un cercle, dont quatre branches s'échappaient symétriquement pour simuler des membres, j'imagine. Gilgamesh dégaina un couteau à lame recourbée, enfila son auriculaire dans un petit cercle, à la base de la poignée, et me parla en ces mots :

« Tu vois Gallen, cette arme est de loin, parmi toutes les armes qui existent, ma préférée. Peu importe si ton adversaire dispose d'une épée, d'une lance, de ses poings... avec une lame comme celle-ci, tu as l'assurance de l'anéantir en quelques secondes.

  • Comment fonctionne-t-elle ?

  • Tu vois le mannequin ici ? Nous avons enduit ses bras d'une substance qui simule la peau. Prends seulement mon couteau, et montre-moi ce que tu sais faire. »

Je ne vous cache pas que je n'avais jamais manipulé d'arme auparavant. Aussi fus-je un peu surpris d'être doté du privilège de le faire, sans préparation de surcroît. Mes mouvements furent ceux d'un enfant qui apprenait à marcher pour la première fois. Je donnai à ce point de l'amplitude à mes gestes que Gilgamesh m'interrompit.

« Je vais te montrer comment l'on doit frapper avec cet outil. La plupart des gens entament les combats avec l'idée de fatiguer l'adversaire dans le but de le défaire. Ils comptent sur leur endurance et leur force. Lorsque tu manies cette arme, il te faut la voir comme une griffe dont le seul dessein est de causer un maximum de lacérations en un minimum de temps ; il te faut vider ton adversaire en quelques secondes. Je vais te montrer des postures qui te permettront de dominer ton ennemi, ou simplement le neutraliser définitivement. »

 Gilgamesh opéra de petits gestes avec son poignet, ainsi que des flexions rapides des coudes et des pivots d'épaules, si bien qu'en cinq secondes à peine, je voyais la substance se répandre sur le sol, et le bois représentant les muscles, entaillé très sévèrement.

 « Imagine les conséquences de coups ainsi portés sur la chair, le cerveau paniqué de ta proie qui ne saurait plus ordonner correctement, la panique empreinte dans chaque fibre de l'âme de ta victime, à mesure que le fer déchire tout sur son passage...

  • Va-t-on s'entraîner tous les deux avec de vraies armes ?

  • Bien évidemment.

Je regardai mes doigts, mes mains, la couleur de mes veines, et je vous mentirais si je vous disais que ma peau n'avait pas viré au blanc. Puis Gilgamesh reprit.

  • Bien sûr que non, Gallen. Pour le premier contact, et toute la première année de ta formation, nous utiliserons des variantes non létales.

  • Non létales ?

  • Avec une lame en bois verni.

  • Est-ce que mon père vous les a fournies ?

  • Son talent n'a pas de limite.

  • Me voilà rassuré. »

 Je passai toute la matinée et une bonne partie de l'après-midi, une fois mon repas dévoré, à me familiariser avec les bons gestes, les bonnes postures, mettre en place des automatismes nécessaires à ma survie. Alors, une fois mon entraînement achevé, j'étais invité à me rincer dans la fontaine des braves, dont le contenu était sans cesse renouvelé par la force du fleuve, qui venait finalement se jeter dans le lac, au point le plus haut de l'île. Ensuite, j'adoptais de nouveau ma position de méditation, toujours face au soleil, mais en plein déclin cette fois-ci – voyez-vous c'était cela l'avantage de vivre sur une île mouvante – pour tenter de me vider la tête.

L'eau parfumée de la fontaine rendait difficile mon « abandon », et je pensais sans cesse à l'instant qui allait suivre la descente de la colline : mes excuses publiques et la Question d'Assalice. Je me surpris de satisfaction en me rendant compte que je n'avais pas repensé une seule fois à Edwanna et Farhen, de toute la journée, exception faite de ce moment précis.

Ensuite je m'interrogeai sur l'état d'esprit de mon ami Jonah. Je devais terriblement lui manquer, lui qui voyait en moi le complice de ces bêtises les plus folles, le partenaire idéal pour toutes les idioties... je me fis la promesse de passer plus de temps avec lui. Je pris aussi conscience de l'influence de mes parents dans ce monde, et de la fierté que je me devais de ressentir d'être leur fils. Enfin, quelques secondes avant qu'on ne vienne me chercher, je crus percevoir ce vide total, cette absence de volonté dont on m'avait vanté les mérites le matin même, mais à la différence de ce que Gilgamesh me décrivit alors, c'est un profond malaise que je ressentis, une sorte de mal-être inexplicable ; la volonté soudaine de plonger dans le lac et de sombrer dans ses profondeurs.

L'écoute de mon nom de la bouche de mon mentor me tira brutalement de ma torpeur. J'avais le pas léger, mais la tête lourde – je crois bien en vérité que je passais là un cap, j'évoluais du petit garçon turbulent vers celui capable d'apprendre de ses erreurs, pour se remettre en perspective. Le chemin jusqu'aux sages fut rassurant, en ce sens où je progressai à côté de notre fer de lance, et de toute son armée. En cet instant précis, nul danger n'eût pu fondre sur moi sans que l'on n'intervînt avant. Des torches brûlaient dans l'air humide du soir, et tous les gens formaient une procession parfaitement droite, jusqu'à la table des anciens, à côté de laquelle se tenait Alira, ma professeure. Les gardes-tempêtes se mirent à encercler la foule, Gilgamesh au plus près de nos aînés, pour parer à tout danger.

Moi je m'avançais après y avoir été invité, au centre de toutes les attentions.

 « Noble Gallen, nous voici réunis en ce lieu pour t'entendre présenter tes excuses à ta professeure. Te sens-tu prêt à le faire ?

  • Vénérables aînés, je suis honoré d'expliquer mes actes aux yeux de notre peuple, et d'en répondre. Vous savez, j'aspire à de grandes responsabilités au sein de notre communauté. J'ai le privilège, quoi qu'ingrat quelquefois, de suivre les enseignements de ma mère en plus de ceux dispensés à l'école. Je suis en avance sur mon temps j'imagine, et je m'ennuie parfois de connaître à l'avance et sur le bout des doigts les sujets que nous allons traiter. Puis on m'a accordé l'honneur de potentiellement devenir un garde-tempête. J'ai toujours eu la volonté de m'employer corps et âme à la perfection des choses que je réalise, mais je crois qu'il y a peu, je me suis imposé trop de contraintes en même temps, et j'ai perdu pied, aussi est-il normal que je demande pardon, pour mon manque de discernement. Ainsi donc, Alira Laria Rael, je vous prie sincèrement d'accepter mes excuses devant toute cette assemblée. Il y eut un silence assez embarrassant, que le son de la pluie dissipa, avant qu'elle ne me réponde.

  • Je les accepte !

Des applaudissements retentirent, comme le grondement prophétique d'un ciel furieux, mais je demandai là encore une seconde d'attention.

  • Et devant vous, mes semblables, je demande pardon pour ma bêtise, en vous jurant de devenir bien meilleur ! complétai-je.

Cette fois, en plus des applaudissements innombrables, des cris de joie et des étreintes me furent adressés.

  • Assez, je vous demande de vous ressaisir. Intervint le doyen. Il semble qu'une grande adoration vous soit portée Gallen, et à raison aux vues de vos actions contre ce terrible choenärd, et pour sauver la vie de deux enfants de votre âge, ainsi que celui qui, il y a quelques mois, n'était qu'un simple naufragé. C'est d'ailleurs le second point que nous avons à traiter ce soir. Faites venir Assalice Semcé ! Mon ami et sauveur arriva, en boitant, jusqu'au cercle où il devait se tenir, et m'adressa un petit clin d'œil, pour me signifier que rien de grave ne pouvait arriver.

  • Assalice, vous avez été trouvé en possession d'une arme quand vous juriez ne pas savoir la manier. Vous avez annoncé préférer la fuite au combat, mais les preuves jouent contre vous, et sans l'intervention de Gallen, vous auriez été dévoré !

  • Noble doyen, il est vrai que je me trouvais en possession d'une épée, que j'ai trouvée au cours de mes explorations, dans une grotte de cette île. Je pensais la ramener pour la faire examiner par les gardes-tempêtes, quand un rugissement au loin m'interpella. Je me ruai pour en découvrir la cause, et interrompre l'attaque déjà préparée à l'encontre d'Edwanna, Farhen et Gallen. Pour autant, il se trouve que mon courage n'a pas été en mesure de compenser mes lacunes au combat, et j'ai effectivement mordu la poussière.

J'écoutais avec attention le récit de mon ami, et je savais pertinemment qu'il ne disait pas toute la vérité. J'avais vu moi, de quelles prouesses il était capable, et j'hésitais donc entre mentionner ses victoires, et découvrir les règles du jeu auquel il se livrait. Son adresse à manipuler la vérité n'avait d'égal que son maniement des armes, et il parvint sans mal à convaincre l'assemblée du bien-fondé de ses agissements. Je dois bien le reconnaître, en cette époque, je me suis aussi laissé leurrer.

« Mes frères, pensez-vous que l'on doive prendre des sanctions à l'encontre du questionné ?

  • Je ne pense pas pour ma part.

  • Je ne le crois pas non plus.

  • Alors soit, la séance est levée. »

 Une pluie terrible se mit à battre les chemins de terre, et toute l'assemblée fut conviée à regagner les arbres. Dans la cohue je croisai Edwanna, qui voulut m'adresser la parole, mais je fis mine de ne rien entendre, car je ne me sentais pas l'humeur de faire semblant d'aller bien. Mes muscles me faisaient mal, j'avais la concentration bien entamée, et je n'aspirais qu'à gagner mon lit pour m'abandonner au sommeil, mais je...

 « Pardonnez mon interruption mon général, mais souhaitez-vous un peu d'eau ? Il me semble que ce récit vous assèche la gorge ! Nous ne voulons rien perdre de la qualité de votre voix !

  • Eh bien Saduj, j'accepte volontiers. Même si tu me coupes à un moment palpitant. D'ailleurs, mangez les mets préparés mes héritiers ! Il s'agit là d'un soir de fête, et personne ne boit ni ne mange ; je ne peux le tolérer !

  • Allons, profitons de cette pause pour nous restaurer.

  • Dis-moi Saduj, mon récit te plaît-il ?

  • C'est le meilleur qu'il m'ait été donné d'entendre depuis bien des années.

  • Parle-moi un peu de toi. Tu me sers depuis si longtemps que j'en ai presque oublié les circonstances de notre toute première rencontre, quand pourtant je t'ai donné à diriger la moitié de mes légions...

  • Bien sûr mon seigneur et maître, si vous le désirez... Je ne peux pas oublier un pareil élan d'héroïsme... Nous nous sommes rencontrés dans les premiers mois marquant le début de la guerre. Vos navires glissaient sur une mer des plus calmes, et sans semonce, sans alerte, sans pavillon hissé, vous avez fait pleuvoir la mort. Alors, le flot tranquille des eaux continentales fut revendiqué par la brutalité de vos armées, et lorsque vous avez accosté sur mon île, bien des généraux vous servaient déjà. J'ai combattu vaillamment, mais aucune flèche, aucune lame, aucun poing ni aucune rage ne pouvait avoir raison de vous. J'ai vu les armes les plus lourdes vous lancer leurs meilleurs projectiles, mais que ce soit les balistes ou les catapultes, rien n'a jamais pu venir à bout de vous. Alors, préférant vous déposséder de vos meilleurs hommes que de me vouer à une mort certaine, je me lançai dans un combat contre votre second de l'époque, dont le sort fut de périr par ma main.

  • Oui... je me souviens de cette journée. En voyant tant de vaillance dans un homme, j'ai d'abord pensé t'épargner, et te laisser regagner ton précieux continent, dans le but de t'y voir périr plus tard ; je pensais en fait te gratifier d'un sursis.

  • Et si vous me l'aviez proposé, je pense que j'aurais accepté. Mais en vérité c'est la curiosité qui m'a poussé à comprendre vos attentions. Qui pouvait être cet ennemi, ce seigneur de guerre inconnu de l'archipel, réduisant les dynasties les plus puissantes à la simple force de son bras ? J'ai donc décidé de poser mon épée, pour que l'on m'accorde un entretient avec vous.

  • Vraiment ? Je n'ai pu oublier un événement pareil, même en vingt-trois années de guerre...

  • Effectivement, vous n'avez pas pu l'oublier puisque l'on m'a refusé ce privilège. Si vous m'avez porté une attention particulière pendant quelques secondes, ce n'est que quelques mois plus tard que j'ai pu intégrer votre armée, libéré de la servitude imposée par vos officiers.

  • La guerre demande une attention de tous les instants Saduj, tu le sais mieux que quiconque. Maintenant dis-moi... Que cela te fait-il de trahir ton peuple en te joignant à moi ?

  • Pourquoi me poser cette question, des années après m'avoir nommé général en second ? Douteriez-vous de mon allégeance ?

  • J'aime à comprendre les gens, à revenir de temps à autres sur leurs réactions, leurs questions, l'expression de leur visage à un moment précis de leur existence, même des années plus tard.

  • Je vois... et bien non, je ne ressens pas le sentiment de trahir ma patrie, dans ce sens où ce sont eux qui ont tiré les premiers, de ce que j'ai compris. A la différence de tous ici, je sais le sort qui attend Assalice, je connais ses intentions, et la vérité sur son identité. Je n'ai pour autant jamais entendu intégralement votre histoire, et je suis heureux d'en avoir l'opportunité ce soir. Pour ce qui est de tuer mes frères, je considère qu'ils ne le sont plus, depuis le jour où je vous ai vu à l'œuvre. On ne peut faire preuve d'autant d'abnégation dans une cause si on ne la considère pas légitime, et pour ce qui me concerne, je partage votre état d'âme.

  • Merci Saduj. Tu es un véritable ami pour moi.

  • J'en suis honoré.

  • Puis-je reprendre la suite de mon récit ?

  • Nous n'attendons que ça, mon général !

  • Comme je vous le disais, une pluie battante martela les chemins de boue, si puissante et abondante que ce fut, et je tiens cette information de la bouche des sages, la plus torrentielle depuis des âges ! Vous devez vous demander pourquoi je vous précise ce détail, mais il a son importance... Vous avez déjà remarqué que la faune et la flore de ma patrie n'ont rien à voir avec celles de ce continent de roches sombres... Et bien en effet, un terrible danger émergea des couches les plus profondes de la terre : Les vers à pattes. La pluie ruisselait si fort sur mes paupières que ma vue était altérée. Mes oreilles avaient du mal à percevoir les sons importants, noyés dans les cris, les fracas, les grondements... Mes membre étaient lourds, fatigués de l'effort précédemment fourni. Ma concentration vacillait, je l'avais déployée pendant une journée entière. Pourtant, le danger était là. Les créatures rosâtres ne s'étaient jamais aventurées aussi loin dans les terres, préférant les berges tranquilles et humides du lac. Je devinais que la pluie soudaine ne pouvait pas être la seule raison expliquant leur présence, mais l'appel du devoir m'empêcha de réfléchir davantage. Je fis volte-face, pour me ruer en direction d'Edwanna, ou du moins le dernier endroit où je l'avais vue, pour la trouver, à genoux dans la fange, bousculée par des familles terrifiées. J'écartais ces gens, et lui tendit ma main. Il faut trouver Farhen et Jonah ! hurlai-je. »

 Maintenant que j'ai du recul sur la situation, je prends conscience de mon égoïsme. Certes je n'avais que onze ans, mais mon cœur battait davantage pour ces trois personnes-ci, ou mes parents, que pour n'importe qui d'autre, quand en théorie, mon rôle en temps que garde-tempête aurait été de porter assistance à mon peuple entier, sans faire intervenir mes sentiments. Mais passons.

Je me souviens avoir conduit mon aimée à un arbre, assez petit pour monter à son sommet sans difficulté, et assez haut pour échapper à une mort certaine. Je l'aidai alors à gravir son tronc, puis partai en quête de mes deux autres camarades. Je voyais les gardes-tempêtes se battre avec furie, découpant certains vers de tout leur long, sans peur et sans colère, ou les cribler de flèches dont le chemin frayé passait parfois entre les têtes affolées des habitants de l'île. Puis je vis un homme protégeant sa fille, à moitié avalé par l'une des choses, aussi décidai-je d'intervenir. Je n'avais gardé que ma fronde, sans projectile, et mon couteau, à la lame inefficace.

Dans le chaos environnant, Gilgamesh m'aperçut, et tandis que je prenais de l'élan, en grimpant sur un tronc abattu, il me lança son arme, que je réceptionnai en vol, avant d'appliquer les conseils prodigués plus tôt dans la journée. En retombant au niveau de la créature, j'enfilais la lame sous sa gorge, à gauche, pour tracer une ligne sanglante à droite, et m'élancer par dessus sa gueule, mon poignard toujours bien engagé dans le monstre, et revenir à mon point d'origine. Alors, je fis pivoter le couteau de quarante-cinq degrés vers ma droite, avant de tirer violemment jusqu'à moi. Des litres de sang se déversèrent dans la boue, et le père put s'extirper sans trop de dommages.

Plus loin je vis mes parents assister d'autres personnes, puis Jonah et Farhen, dont l'instinct naturel à survivre les avait poussés à trouver un refuge semblable à celui d'Edwanna. Alors, à un moment donné, la terre se mit à trembler, et un mastodonte bien supérieur aux vers déjà présents craquela la terre. Il mesurait bien six mètres de long, pour trois de haut. A sa vue, je repensai à mon amoureuse, dangereusement proche de lui, et m'interrogeai donc sur le meilleur moyen de passer sans me faire dévorer. Mon ennemi me dépassait en taille, en force, mais je lui étais supérieur en agilité. Je mobilisai donc toutes mes forces pour passer par dessus les roches, les autels, les troncs et les branches, m'élevant toujours plus au dessus des combats.

À chacun des mouvements de la créature, tous mes appuis menaçaient de rompre, ou bougeaient tellement que la moindre erreur pouvait causer ma mort. Les éclairs zébraient le ciel, et le grondement du tonnerre donnait l'illusion que les cieux allaient rompre. Quand je jugeai le moment opportun, je redescendis à une hauteur moins létale, pour fondre sur Edwanna, au moment ou deux lances me traversèrent les épaules.
Je ne pus en définitive, que pousser la fille en sécurité, avant que le vers de déploie ses bras armés contre moi.

Je pensais mes derniers instants venus, mais dix flèches vinrent planter leur tête dans les surfaces devant moi, formant presque une toile d'araignée, et au moment où le mastodonte se jeta sur moi, il fut découpé par les cordes reliées aux projectiles fraîchement tirés. La dernière vision dont je me souviens fut celle d'Edwanna se penchant à mon chevet, quand j'essayais de replier mes mains sur le couteau de mon mentor, pressé fort contre mon cœur ; alors, je m'endormis de nouveau, saccagé par la violence, deux corps étrangers plantés dans ma peau, quand celui que je désirais par dessus tout ne faisait que me survoler.

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