Chapitre Septième : Révélation
Un mois a passé depuis ma déconvenue. Nous sommes au soir d'une journée de liesse. Le père de Farhen est intronisé parmi les doyens. Un banquet est dressé, il y a de la nourriture en abondance, de la boisson aussi.
Je m'arrête sur un détail qui vous a peut-être échappé plus tôt dans mon récit, mais quand je parle de choppes, je ne me réfère pas à la bière qui est bue ici sur le continent ou ailleurs dans l'archipel, mais bien à une boisson sucrée de notre confection, réalisée à partir de plantes, et qui a la particularité de simuler l'ivresse, sans pour autant en avoir les effets néfastes.
Je me souviens avoir enchaîné les choppes, les unes après les autres, plus vite que ce que mon corps pouvait gérer, si bien que mes sens furent bien vite ensorcelés. Je vis tous mes camarades de classe, mon amour interdit, l'heureux élu de son cœur, ainsi que mon meilleur ami.
Ils riaient tous, dansaient, se parlaient de tout et de rien. Je les discernais tous à travers le feu gigantesque de ce qui nous servait de cuisine, et j'étais mélancolique. Puis une main vint se poser sur mon épaule, la prise était puissante ; Gilgamesh me faisait signe d'aller un peu plus loin, dans la forêt.
« Gallen, tu as le droit de t'amuser avec tes camarades, et de boire de manière mesurée, mais tes excès mettent en danger la population. Comment peuvent-ils compter sur un homme qui ne se maîtrise pas lui-même ? Je sais que ces derniers temps tu traverses des épreuves difficiles, et que tu as du mal à faire face aux tourments qui t'accablent.
- Mentor, je ne suis pas en état de recevoir l'un de vos sermons. J'ai la vue trouble et je crois bien n'entendre que d'une oreille.
Gilgamesh changea l'attitude qu'il avait quelques secondes plus tôt, et dégaina un bâton orné, celui de nos entraînements, pour m'en asséner un coup droit sur la tête.
- Mentor ! criai-je. Je suis désarmé !
- Je le suis aussi, face à tes caprices ! »
Mon professeur me frappa d'un coup de pied dans le thorax, et je roulai dans les fougères, avant de me relever, d'attraper une branche et de lutter à mon tour.
« Tu te dois de toujours servir ! » hurla-t-il tandis que je parais les coups.
« Tu te dois de donner ta vie si cela est nécessaire ! »
Je n'avais jamais vu mon mentor se mettre dans un état pareil avec quiconque avant moi. J'étais peiné, à la fois par les coups que je recevais, ma vision étant médiocre, mais aussi par les espoirs que j'incarnais en lui ; une cruelle déception.
« Bats-toi ! Bats-toi comme si ta vie en dépendait ! »
Une frappe sur la main me désarma, et la douleur combinée à l'adrénaline chassa un peu de la corruption dans mon organisme. Je lui fonçai dessus, de mes mains, de mes jambes, de mes coudes et de mes genoux, en cherchant par tous les moyens à le désarmer à son tour. Je prenais appui sur les troncs, je frappais avec toutes les techniques portées à ma connaissance, et il évitait mes coups, invariablement, avant de répliquer avec plus de violence.
J'étais plus lent, j'étais plus faible, j'étais moins malin et toutes mes perceptions étaient amoindries ; mais plus le combat devenait intense, et plus je regagnais mes moyens.
« Tu la sens maintenant ? Cette force qui t'habite ? Tu la sens parcourir ton échine, vibrer au bout de tes doigts, faire bouillir ton sang et le changer en torrent ? C'est comme cela que tu dois te sentir en tout temps, qu'importe la douleur ou tes états d'âme ! »
De nouveau je pris un coup de pied dans le thorax, que je réceptionnai sans reculer cette fois-ci, avant que le puissant Gilgamesh fasse remonter sa jambe d'appui par dessus sa jambe tendue, et ne manque de m'arracher quelques dents à l'impact. Je lançai pourtant ma tête en arrière, en tendant la malheureuse petit branche devant moi, en parade, pour la sentir arrachée à ma prise et projetée dans des fougères.
Je secouai la tête, avant de m'élancer, genou déployé contre mon mentor, pour qu'il m'attrape au vol, que je lui assène un coup de coude sur le dessus de la tête - le premier coup réussi pour ma part, et ne me lance un peu plus loin. Alors que je préparais ma seconde attaque, il m'interrompit :
« Il suffit ! Je pense que tu as retenu la leçon.
- Mentor, pourquoi mettre tant de haine dans vos coups, ce soir en particulier ?
- Demain t'attend la cérémonie pour laquelle tu as risqué tant de fois ta vie, et toi tu bois, tu ressasses tes erreurs, tu te comportes comme un idiot. Il fallait que je te remette sur le droit chemin.
- Je... comprends. Mais dîtes-moi, mentor. Qu'est-ce que je représente à vos yeux ?
- Tu es l'enfant que je n'ai jamais eu Gallen, et que je n'aurai jamais. Tu es valeureux, tu es intelligent, et tu es bienveillant. Te voir te perdre dans des futilités me navre le cœur, et je veux t'aider, car tu es capital à cette île, même si bien des gens l'ont déjà compris.
- Et si j'échoue demain ? Qu'arrivera-t-il ?
- Tu t'es entraîné un mois durant plus dur que bien des enfants avant toi, pour compenser tes convalescences. Je suis sûr que tu n'échoueras pas. Tu as une maîtrise certaine de toutes les disciplines auxquelles je t'ai initié. Fais juste attention à ton maniement de l'arc, et à ton équilibre quand tu exécutes les tirs avec appui.
- Avez-vous confiance en moi ?
- La cérémonie a été adaptée à ton niveau Gallen, et tu as toujours montré une envie inspirante de te surpasser. Oui j'ai confiance en toi.
- Merc, mentor. À présent, si vous n'y voyez aucun inconvénient, je vais prendre congé et me reposer pour l'épreuve à venir. »
Cette nuit je ne regagnai pas le confort de mon arbre, mais bien la douceur relative de ma couche de guerrier. La caresse d'une paille irritante, et une infinité de grains de poussière comme unique compagnie ; ce soir je dormais seul car j'étais l'unique représentant de notre peuple pour l'épreuve à venir.
Le petit matin venu, j'ouvrais les yeux sur une pièce plongée dans la pénombre, un faible éclat de lumière projetant timidement ses éclats sur la pierre refroidie. Je me redressais, m'étirais, j'avalais un ou deux fruits posés là, avant de procéder à la toilette rituelle. Une bassine trônait sur une colonne, dans laquelle je plongeais mes mains pour m'imbiber d'une eau sacrée, et l'appliquer sur mon visage, et sur ma nuque. J'ôtais mes vêtements, pour faire de même sur mon corps entier. J'avais gagné en muscles, en souplesse, en explosivité ; bref j'avais gagné en efficacité. Une fois achevée, je me dirigeais vers la tenue traditionnelle, et l'enfilais.
Ceci peut vous paraître étrange, mais j'eus un sentiment particulier, comme si une aura bienfaitrice m'entourait dorénavant, une énergie positive tout droit sortie de ce vêtement, simplement constitué de lin et de cuir.
Je récupérais mon arc, un carquois rempli de flèches, mon couteau, mais j'étais déjà équipé de ma fronde, qui ne me quittait plus, pas même au coucher. Enfin je sortais de l'édifice. Une foule en effervescence formait une haie d'honneur, que je remontais jusqu'à parvenir aux doyens.
« Gallen, tu t'apprêtes à témoigner de la puissance de notre peuple, et de son courage. Crois-tu être prêt à relever ce défi ?
- Je le suis, répondis-je, convaincu.
- Au nom de tout notre peuple, je te souhaite bonne chance. »
La première partie de la cérémonie consista en une danse guerrière, pratiquée avec mon mentor, en utilisant toute une variété d'armes auxquelles j'avais été initié. Nous assurâmes le spectacle, et je n'étais pas peu fier de prendre part à cette célébration, à la fois car j'avais donné le meilleur de moi-même pour tenir la distance, mais aussi pour commémorer la mémoire de mes ancêtres. Une fois achevée, je réalisai une course d'obstacles, à travers la jungle, en allant le plus rapidement possible, le tout en décochant des flèches sur les cibles environnantes.
Je devais parfois tirer depuis les airs, parfois courir prendre appui, m'envoler sur quelques mètres de hauteurs, ajuster mon tir, faire mouche, et me réceptionner sans m'étaler de tout mon long. Il me revient en mémoire qu'au fur et à mesure des épreuves, il y avait de plus en plus de locaux, mais de moins en moins de mes frères et de mes sœurs. Je prouvais mon endurance, mon agilité, ma force et ma patience, puis vint le moment du plongeon.
On avait aménagé une sorte de promontoire au sommet de la falaise, à l'endroit où d'ordinaire l'illustre Gilgamesh s'adonnait à sa méditation, pour me permettre de plonger dans les profondeurs du lac, en témoignant ainsi de mon engagement pour la cause. Mon parcours prenait fin, je réalisais mon dernier saut, pour justement atterrir sur la structure, quand une silhouette encapuchonnée, toute parée de noir, m'accueillit en position de combat. Je dégainais alors mon couteau, en pensant qu'il s'agissait là d'une épreuve surprise, mais la furie déployée dès la première attaque ébranla toutes mes convictions.
Les coups portés n'étaient en rien comparables avec ceux de mon mentor, même furieux. Je ressentais là l'envie d'en découdre avec moi, et de mettre un terme à ma vie. Je fus pris de la désagréable sensation d'être redevenu un novice, quand je n'avais comme expertise que l'équivalent d'un pauvre mois de pratique. Des doutes m'assaillirent, j'étais moins précis dans mes mouvements, et pour la première fois de ma vie, l'éventualité de mourir me traversa l'esprit. Je n'avais cette fois-ci que ma propre existence à défendre, mais le voulais-je seulement ?
J'avais repoussé la seule chose que je désirais plus que tout dans ce monde, et de cette rupture naquirent des sentiments que je n'avais jamais éprouvés. Mon esprit était incapable de se focaliser à la fois sur mes pensées et sur le combat, aussi fus-je à de nombreuses reprises touché par le tranchant d'une lame elle aussi maquillée. Les coupures étaient atrocement douloureuses, et renforçaient mon impuissance.
J'opérais des roulades, acclamé par une foule ignorante de ce qui se jouait en vérité, et même Gilgamesh, lié par une promesse inviolable, celle de ne pas intervenir, assistait impuissant à ma mise à mort. Je reçus un coup de poing, puis une frappe de garde, propulsant du sang hors de ma bouche, si bien que toutes mes forces m'abandonnèrent. Je ressentais la détresse autour de moi. Les gens avaient interrompu leurs acclamations pour prendre la pleine mesure de la gravité de la situation.
Mon adversaire me souleva, m'amena au bord du précipice, avant de m'y lancer sans ménagement. Je ressens encore la caresse du vent entre mes doigts, sur mes plaies, dans mes cheveux ; les murmures d'une voix chaotique, m'appelant dans les tréfonds.
Alors le temps sembla se ralentir, et je discernai pendant ma chute qu'aucun roc ne vint me délivrer de la douleur.
Dans ma chute je perdis toutes mes armes, y compris le couteau que j'avais reçu en cadeau, avant de reprendre conscience en m'enfonçant puissamment dans les étendues agitées. Je me souviens du bleu de l'eau, de sa transparence surnaturelle, des ses nénuphars géants, de la richesse de sa flore ; je me souviens de la créature infâme qui hantait ses profondeurs.
Peu de temps après l'impact de ma chute, je remontai en vitesse pour prendre une inspiration. Je me laissais porter par la force de l'eau, la tête à demi immergée, pendant qu'un nuage vermeille se répandait sous la surface. Je me trouvais en plein milieu du lac, dans l'antre d'une chose bien plus puissante que moi, qui ne tarda pas à m'attraper d'ailleurs, pour m'emmener là où je ne pourrais plus reprendre mon souffle.
J'eus la chance de retrouver mon couteau, qui coulait toujours plus dans les abysses, pour en asséner un coup dans la nageoire de la créature, dont les extrémités les plus distales étaient munies de sortes de petits doigts. Cela ne faisait que dix secondes que je m'enfonçais en eaux troubles, mais la pression me donnait la sensation d'y avoir séjourné mille ans.
Je pris mécaniquement refuge sous un tronc immense reposant entre deux colonnes de pierre, mais le monstre fit une embardée, avant de planter ses crocs dans le tronc, de le traverser, et de parvenir malgré la densité du bois, à me transpercer moi-même, de manière non mortelle cependant.
La furie qui s'empara de la bête à la saveur de mon sang, la poussa à saccager le vestige de ce qui fut un séquoia, me donnant le temps de nager jusqu'à un renfoncement dans une falaise sous-marine, pour y trouver de l'air.
Une fois remis de mes émotions, je distinguai dans la paroi émergée un passage. J'escaladai donc douloureusement cette dernière, en me traînant plus qu'en me hissant à vrai dire, puis je m'aventurai dans les couloirs de pierre. C'est une salle circulaire qui s'offrit à ma vue, baignée d'une lumière quasi surnaturelle, d'un éclat étonnant, mêlant terreur et adoration, d'un éclat jamais observé auparavant.
Le toit de la structure ne semblait pas avoir de fin, mais de ce que j'avais vu depuis l'extérieur, ne pouvait pas non plus atteindre la surface. Des épées, des lances, des arcs, des objets dont j'ignorais la nature étaient disposés de toutes parts, parfaitement alignés, sur toute la superficie du lieu.
Mes yeux ne savaient plus sur quelle arme s'arrêter, et j'en oubliais presque mon état critique. J'imaginais clairement qu'il s'agissait là d'une forge, je distinguais les enclumes et les foyers, mais qui pouvait bien, ou plutôt avait bien pu vivre ici ?
A la vue des pièces qui m'étaient accessibles, je devinais toute l'expertise du talentueux forgeron. Mes pas me guidèrent alors plus loin dans la pièce, et je perçus le chant d'une cascade. Je m'en approchais, pour assister à un spectacle stupéfiant. Une colonne d'eau jaillissait de la roche, pour rejoindre les hauteurs, à l'intérieur il me sembla distinguer les formes d'une personne assise en tailleur. Une sorte de fumée noire s'échappait de ses yeux, et couvrait les rebords du tube liquide par endroits seulement. La douleur de mes blessures m'incita à délaisser ce curieux personnage pour faire le point sur moi-même.
Je perdais beaucoup de sang, et mes sens étaient à ce point troublés que je supposais avoir été empoisonné. Mon rythme cardiaque ralentissait dangereusement, si bien que j'imaginais être victime d'hallucinations, et que tout ceci n'était que pure invention. J'opérai un sursaut au moment de fixer de nouveau mon attention sur le personnage en pleine méditation, en m'apercevant qu'il n'était plus là.
« Qui es-tu ? Et que fais-tu ici ? lança une voix derrière moi. Je me retournai avec vélocité, perdant l'équilibre, pour ne discerner que l'absence.
- Je vous retourne la question. Ou plutôt, qu'êtes-vous ?
- Tu es dans ma demeure ici, il est donc normal que ce soit moi qui pose les questions. De nouveau je me retournai sans voir personne.
- Vous voulez parler de cette grotte ?
- Je veux parler de cette île.
Le personnage apparut devant moi dans un nuage opaque de fumée noire, vêtu d'un grand manteau rouge,orné d'une broche de dragon, les bras croisés dans son dos. Tandis que je tombais en arrière, de stupeur, la fumée se dissipa en s'engouffrant dans ses yeux, puis ceux-ci revinrent à la normale, une tonalité obscure tapissant pourtant chacune des iris. Je me souviens qu'il n'avait pas de cheveux.
- Quelle est cette magie ? demandais-je tandis que je lévitais maintenant dans les airs.
- Tu n'es pas au meilleur de ta forme.
- Je suis blessé, on m'a tendu une embuscade.
- Je ne parle pas de ça, je veux dire que tu n'es pas encore prêt, Gallen.
- Comment savez-vous mon nom ?
- Je n'ignore rien de la marche du monde, si tu veux tout savoir. Le moindre petit insecte, insignifiant, la moindre goutte de sueur de tes semblables, ou les murmures de tes amis, je les ressens sur cette île. Je te l'ai dit, tu es ici chez moi.
- Mais qu'êtes-vous ?
- Il suffit. Je vais te faire un cadeau... Tu ne reviendras à moi qu'au moment propice. D'ici là sois fort, dur à la tâche, et achève ce que tu as commencé. Bien des épreuves t'attendent encore, et si tu survis, un plus grand calvaire s'offrira à toi. Mais n'es-tu pas « le petit prodige » de cette île ? N'es-tu pas celui qui relève tous les défis ?
A mesure qu'il me parlait, un liquide s'échappait de mon corps, toujours en suspension, et une douleur légère émanait de ma tête, comme si elle était devenue un livre ouvert, que ce curieux personnage prenait plaisir à lire.
- A présent dors, je vais refermer tes blessures. A ton réveil bien des choses seront différentes. »
La conscience m'abandonnait, mais il me restait assez de lucidité pour observer une scène surréaliste. La colonne d'eau se changea en escalier, et l'homme à la broche l'emprunta, sans pourtant que ses vêtements ne soient mouillés. Il me portait toujours sans me tenir, et créa une ouverture à la surface, en empêchant à la fois les morceaux de roches titanesques de fondre sur nous, et le lac entier de s'engouffrer dans la pièce. Alors tout se mit à trembler ; la caverne immergée regagnait la surface.
« De grandes choses t'attendent Gallen. Je peux t'assurer que ton destin ne sera pareil à aucun autre, et que tu seras craint de par le monde. Ta puissance et ta soif de victoire seront intarissables, et la loyauté qu'on te portera sera inégalée. Mais d'ici là suis le chemin des hommes, et fais en sorte de rester fier face aux horreurs à venir. »
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