Chapitre Dixième : Seconde vie
Les jours qui suivirent cet événement furent tout à fait pénibles à vivre. J'assistais aux leçons, on me formait toujours dans le but de devenir un maître, car je m'étais mis dans l'idée de succéder à mon mentor dans ce rôle. Je ne comprenais pas comment celui-ci avait pu périr, lui qui incarnait les meilleurs valeurs auxquelles je pouvais aspirer... Mais je ne me doutais pas un seul instant de l'implication ne mon compagnon dans cette affaire, lui qui, fidèle à sa parole, avait toujours fait preuve de courage et de noblesse au combat.
Bien des questions m'assaillaient l'esprit, et je tentais d'y remédier par une pratique assidue de cette méditation, chère à feu Gilgamesh. L'enseignement que je recevais à l'école devenait de plus en plus pointu, et l'avance dont je disposais commençait à présent à se faire moins grande. Pourtant, ma curiosité était intacte. Aussi, un jour, je profitais du silence ambiant pour demander :
« Madame, savez-vous ce qui se cache derrière la forêt de cendre ?
- Pourquoi cette question Gallen ?
- Répondez simplement je vous prie.
- Il y a les monts de brumes.
- Savez-vous ce qui arrive lorsque l'on mélange de la sève de Pathamine et de l'écorce de Séquoia ?
- Il... ne se passe rien Gallen.
- C'est normal, il manque la combustion d'un troisième élément. Sauriez-vous lequel par hasard ?
- Mais pourquoi désires-tu le savoir ? Tout le monde a assez de bon sens pour ne pas aller là-bas...
- Parce que mon mentor y est mort ! hurlai-je brutalement. Tout le monde dans l'assistance fixa sa table, sans broncher. Des choses étranges sont à l'œuvre depuis un certain temps sur cette île. J'ai été aveugle trop longtemps, et j'en ai payé le prix. Alors dites-moi, vous à qui rien n'échappe, quel est ce troisième élément qui manque pour chasser les brumes ?
- De la salive...
- Parlez donc plus fort, que pour une fois dans leur existence mes camarades entendent quelque chose qui pourra peut-être leur sauver la vie !
- De la salive issue des monstres peuplant les brumes !
- Pourquoi avoir voulu me la cacher à moi, un garde-tempête en fonction, et l'avoir dit à Assalice, qui n'a rien fait pour mériter cette information ?
- Assalice ?
- Ne me mentez pas ! Vous me devez le respect et l'obéissance à présent ! Je ne suis plus le petit garçon de jadis ! Et j'ai bien l'intention de faire briller la lumière sur les ténèbres de ma vie !
- Je... et bien... oui il est venu me demander cette information, comme beaucoup d'autres avant elle. C'est un homme charmant, et intelligent, mais tu le sais ça, tu as passé beaucoup de temps en sa compagnie.
- Je ne sais plus ce qui est vrai de ce qui est faux ! Vous ne m'avez jamais inspiré de sympathie, Alira, et maintenant que mon monde s'écroule, et que je suis amené à remettre les choses en perspective, vous m'inspirez le dégoût. Ne vous trompez pas sur mon âge, et ne voyez pas en moi l'enfant que je ne suis plus. Je n'ai eu d'amour que pour le jeu, et j'ai été égoïste, mais maintenant c'est terminé. Tout le monde n'a eu de cesse de me demander de devenir un homme, et c'est finalement ce que je vais devenir. D'ici les jours à venir, bien des choses vont changer.
Il n'y eut aucun bruit dans la classe. Alira baissa les yeux en direction du sol. A l'inverse, tous mes camarades levèrent les leurs dans ma direction, et je perçus énormément d'inquiétude.
- Tu es sûr que tu vas bien Gallen ?
- Pourquoi en serait-il autrement Hallena ? Tu as suivi les instructions de Gilgamesh. Ce n'est pas parce qu'il n'est plus que notre mission s'achève. J'ai juré de protéger les gens de mon peuple, contre eux-mêmes si cela est nécessaire. »
J'ai quitté la salle de classe, la rage dans l'âme, pour gagner la maison d'Assalice. Je me souviens distinctement avoir frappé trois fois, avant qu'il ne m'ouvre, déjà vêtu pour le coucher, quand bien même le soleil culminait.
« Gallen ? Que fais-tu ici ?
- Assalice, raconte-moi encore une fois comment est mort mon mentor je te prie.
- Gallen, tu te fais tu mal avec ça. Il faut que tu tires une croix sur le passé. Gilgamesh a vaillamment donné sa vie, et tu te dois de l'honorer pour cela.
- N'est-ce pas l'honorer que d'écouter sans me lasser les circonstances de sa mort ? Je le sais, qu'il ne reviendra pas. Mais je veux t'entendre me le redire, chaque détail, chaque mouvement, chaque seconde nous rapprochant du dénouement fatal.
- Si tu insistes...
- J'insiste.
- Quelques secondes après que tu ais disparu par la tyrolienne, les monstres nous retombèrent dessus, puis puissants, plus affamés, et plus cruels que précédemment. Nous avons lutté, vaillamment, mais pour une créature occise, trois autres lui succédaient. Alors, au milieu de la bataille, je perdis mon épée. C'est à ce moment là que l'homme le plus habile à ma connaissance a fait don de sa vie pour prolonger la mienne, me laissant le temps de courir à la tyrolienne pour l'emprunter à l'aide d'une lanière de cuir, détachée de sa tunique.
- Tu n'as de cesse d'utiliser cette expression « le plus habile à ma connaissance », et tu me parles toujours du don de soi. En revanche je te trouve bien avare en détails. Alors je t'en prie, étoffe un peu ton récit, pour faire honneur à cet homme illustre que tu te plais tant à dépeindre.
- Je... tout est très flou Gallen, je ne me souviens pas exactement des actions réalisées...
- Moi je me souviens exactement des tiennes, sans exceptions !
- Pourquoi te met-tu en colère ?
- Parce que j'ai tout perdu ! Et parce que les gens autour de moi ne font pas preuve d'autant d'engagement que moi !
- Mais les gens ne sont pas concernés par ta perte Gallen...
- C'est une pensée d'étranger que tu as là, mais je n'en suis pas étonné... Tu sauras qu'ici les gardes-tempêtes ont une fonction des plus honorifiques ! Ma perte est une perte pour mon île entière, mais visiblement pas pour toi !
- Gallen je...
- Au fait, as-tu trouvé des pistes sur ce mystérieux guerrier qui a essayé de me tuer ?
- Tu sais bien que non... Mais tant qu'il n'est pas démasqué il risque de s'en prendre à toi de nouveau, et cette fois-ci je serai là pour l'en empêcher !
Je ne répondis rien, les yeux légèrement plissés, et le regard accusateur.
- Il suffit ! J'ai besoin de m'entraîner, et de mettre en ordre mes pensées. »
Je partis de l'habitation tout à fait irrité par les propos de mon protecteur. Soudainement je me mettais à voir d'une manière nouvelle, et je n'avais plus peur de confronter les gens à leurs incohérences, les mettre face à la part d'ombre qu'ils abritaient. Je me rendis au sanctuaire de mon ordre, l'esprit tel un magma en fusion, le front douloureux même, et le doyen de notre île m'accueillit. Il demanda à ce qu'on nous laisse un peu d'intimité, avant de me parler en ces mots :
« Je connais tes intentions Gallen.
- Et j'imagine que vous voulez m'en dissuader ?
- Pourquoi donc ? Au contraire, je suis ici pour t'encourager !
- Vous m'appuyer ? N'avez-vous donc pas eu d'échos sur la dispute que j'ai eue avec Alira ?
- Si, effectivement, mais à la différence des temps de naguère, tu étais cette fois-ci dans ton bon droit...
- Vraiment ?
- Tu es maintenant assez mûr pour prendre pleine conscience de tes propos. Tu es un guerrier aguerri, un orateur appliqué, et plus que tout tu es déterminé à démêler les intrigues qui se jouent depuis trop longtemps loin de notre attention. Tu es le digne successeur de Gilgamesh à mes yeux, mais ce n'est pas moi, hélas, qu'il te faut convaincre...
- Et comment dois-je procéder ?
- Ton mentor m'a demandé de garder ce parchemin, voilà maintenant bien des âges ; il est antérieur à ta naissance, pour qu'un jour quelqu'un le lise. Ce quelqu'un, Gallen, c'est toi. Il m'a demandé à ce qu'on lègue au destinataire de cette lettre, sa chambre, ses armes, et cette clé, déverrouillant l'accès à un tombeau, plus bas.
- Comment êtes-vous sûr qu'il s'agisse de moi ?
- Car j'en ai la conviction Gallen. »
Je remerciai le vieil homme, avant de regagner le sanctuaire, l'esprit agité de pensées foisonnantes, le ressac de mes propres échecs, et de mes inattentions, comme unique mélodie ; le flot constant d'hypothèses que je m'exposais en tout temps. Je pénétrai la chambre vide, et j'avais la curieuse impression que mon mentor allait surgir d'une seconde à l'autre, pour m'adresser un sourire déguisé, à la fois sévère et bienveillant, ou bien me parler de la sérénité avec laquelle je devais aborder la vie.
Mais il n'en fut rien.
J'examinai alors un petit renfoncement, avant d'y introduire la fameuse clé donnée par le doyen. J'avais du mal à concevoir comment un quelconque passage allait bien pouvoir s'ouvrir, mais après l'écoute d'un bruit sourd et intestin, un bloc de pierre se mit à coulisser, pour libérer l'accès à un escalier, plongeant dans les tréfonds d'une salle obscure. J'allumais une torche, et la lumière ainsi projetée me dévoilait une pièce immense, dans laquelle reposait des livres, des dessins ressemblant à des techniques de combat, et des armes que je n'avais jamais observées jusqu'ici. Alors, à la faveur de cette faible lueur qui me réchauffait le cœur, j'entrepris la lecture :
« A quiconque,
Si vous lisez ces lignes, c'est que mon combat a pris fin et que je suis libéré de mon devoir. Pour autant, le fardeau que je porte n'est pas uniquement le mien, aussi êtes-vous lié à présent à ma cause, et c'est dorénavant à vous qu'il incombe de poursuivre ce que nous avons commencé il y a plus longtemps que ce dont ma mémoire peut se souvenir. N'ayez crainte, je suis sûr que vous avez déjà été initié à nos techniques, aussi est-ce tout à fait normal que je vous délivre les secrets de mon arsenal, et de son utilisation. J'ai consigné dans les livres autour de vous les secrets les plus puissants, percés à jour de puis des millénaires, pour vous aider à défendre ce peuple qui est le nôtre, et être en mesure de répondre à une grande majorité de situations.
Je regrette de ne plus être, et j'entretiens l'espoir d'avoir eu une mort honorable, et non misérable. Mais si tel devait être le cas, je vous prie de me venger, et de laver ma mémoire. La mémoire, quelle chose précieuse et négligée, quand on sait qu'elle est le secret de l'immortalité, et de la continuité de la vie... Mais à présent j'ai assez parlé. Voyez mes dernières lignes comme les mots d'un homme qui a tout donné à sa cause, qui a aimé autant qu'il a pu, même quand la vie lui a refusé bien des privilèges, que d'autres hommes moins vaillants ont obtenus.
Je vous souhaite de vivre une vie de droiture, et si vous deviez courber le dos, de le faire à l'abri des regards.
Ps : La torche ne vous est pas d'une grande utilité, ou du moins pas quand on sait qu'une pierre sur un autel peut rendre à l'aveugle son sens disparu. »
Je refermais le parchemin, en caressant ses pages délicatement, avant de le poser sur l'étagère où d'autres ouvrages reposaient déjà. Je me dirigeais ensuite vers une lueur blanchâtre, au sol, pour ramasser une pierre, avant de la poser, comme expliqué, sur l'autel devant moi. Un trou dans la roche au dessus de ma tête, permit à un rayon de soleil de venir frapper ce joyau minuscule, pour se répercuter sur d'autres cailloux dans les parois tout autour, et finalement faire émerger une lumière quasi divine des ténèbres environnantes. Je pus alors observer toutes les richesses oubliées, les savoirs si précieux, et me repaître toute la journée durant, d'informations capitales.
Alors, à l'arrivée du soir, je regagnai mon arbre, où mes parents m'attendaient.
« Petit prodige, est-ce que tout va bien ?
- Père, mon monde s'écroule, tu le sais, je te l'ai déjà dit, mais il semblerait dans mon malheur que j'accède, dans les décombres de ses entrailles, à des choses auxquelles je n'étais pas disposé en premier lieu.
- Que veux-tu dire Gallen ?
- Mère, vous êtes aimée par tous ici, et toi aussi père, comme l'était Gilgamesh et comme je le suis dans une moindre mesure. Mais n'est-ce pas ce qui a causé notre aveuglement ?
- Notre aveuglement ?
- Nous vivons pour nos semblables, nous sommes quoi qu'on en dise une grande famille, plus grande encore que les liens de notre sang. Donc j'en viens à me demander... et si l'amour qu'on se porte tous nous rendait aveugle à la nature qui sommeille en nous ?
- Allons Gallen, je sais que les événements récents pèsent sur ton âme, mais de là à soupçonner tout notre peuple !
- Je ne soupçonne qu'une personne en particulier, mère, qui se serait appliquée pendant longtemps à être quelque chose qu'elle n'est pas.
- A qui penses-tu ?
- Je ne peux pas encore le dire, mais dès que j'en ai la preuve, père, je vous en dirai plus.
- Et que comptes-tu faire ?
- Je vais prendre la place de Gilgamesh, trouver tous les coupables et les fautifs, et je les traduirai devant ma justice.
- Ta justice ? Tu oublies ta place mon fils... ce sont les anciens qui ont ce rôle.
- J'ai effectivement oublié ma place trop longtemps, et je compte la prendre, pour faire en sorte que la perfidie soit bannie de notre île. Ne suis-je pas le petit prodige de cette contrée ? Ne suis-je pas celui qui s'expose à tous les dangers ? Et bien je le sais à présent, tous les dangers ne s'incarnent pas dans les monstres à l'extérieur, mais bien dans les individus dans l'enceinte de cette ville.
- Tu en es vraiment sûr ?
- Nous verrons père.
- Tu joues un jeu dangereux, fils.
Je crois bien que ce fut la première fois que ma mère me nomma ainsi, avec ce soupçon d'affection qu'elle ne montrait que de manière sporadique, par des gestes, mais qui maintenant prenait corps dans les mots ; comme si la gravité que j'adoptai alors lui paraissait inhabituelle, comme la détermination d'un garçon devenu homme, et qui avait tout perdu.
- En vérité, mère, je ne joue plus. »
J'ai passé la soirée à lire les parchemins de mon défunt mentor, qui semblait veiller sur moi malgré son absence.
- Mon seigneur, pardonnez-ma question, mais honoriez-vous les morts comme nous le faisons ici ?
- Nous épousons la pensée que le monde n'est qu'énergie, et que cette dernière compose toute chose. Par conséquent, nous avons des rituels pour nous séparer de nos morts oui, mais ils ne vont ni dans un au-delà hypothétique, ni dans les tréfonds de la terre pour y être jugés, non ils rejoignent cet ensemble que l'on ressent sous nos doigts, quand nous disons « je t'aime », admirons la beauté de la nature, ou méditons.
- Avez-vous des dieux ?
- Je répondrai à cette question un peu plus tard, car l'on m'a déjà effectivement demandé si une telle chose existait, mais je ne veux rien gâcher de la surprise.
Bref, une fois ma soif de connaissances étanchée, je m'employais à méditer, comme me l'avait enseigné le meilleur homme de cette île. Je me mettais en tailleur, le dos bien droit, et je faisais reposer mes mains, paumes en direction des cieux, et ne pensais à rien d'autre qu'à l'harmonie. Je ne parvins pas à atteindre ce point de sérénité absolu, cet équilibre du corps et de l'esprit, bien au contraire ; tous les événements les plus tragiques de ma vie me revinrent avec virulence en mémoire, et je n'eus d'autre choix que de rompre ma méditation. J'observai les stigmates sur mes mains, et j'étais donc replongé en ce jour où Edwanna m'avait parlé des lignes du destin, en laissant glisser son doigt sur ma paume, en m'expliquant avec attention le sens des courbes, l'importance de leur taille... puis survint de nouveau sa mort.
En rouvrant les yeux, je compris que je n'étais pas encore prêt à maîtriser cet exercice, le premier auquel j'ai dû m'adonner certes, mais toujours hors de ma portée, malgré mon titre obtenu. Je restai dans ma chambre, seul, hanté, et pourtant éminemment convaincu de ma réussite à venir. »
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