11 – La fin de quelque chose (fin)
Il repensa alors à leur bébé, à cet être que la nature n’avait pas jugé assez viable pour le faire venir jusqu’à eux. Caroline avait dû prendre un médicament pour expulser l’embryon. La gynéco des urgences n’avait pas souhaité pratiquer une opération. Elle leur avait dit qu’ils pouvaient faire ça à la maison, que ce serait plus intime, que c’était quelque chose à vivre en famille, soudés.
Finalement, expulser son embryon dans ses toilettes, en se tordant de douleurs, son mari derrière la porte, incapable de faire quoi que ce soit, puis tirer la chasse d’eau et littéralement jeter son enfant comme un déchet honteux, avait été l’expérience la plus traumatisante qu’ait vécu Caroline. Damien avait détesté son impuissance et aurait préféré que tout cela se passe à l’hôpital, encadré par le corps médical, aseptisé et détaché.
La chasse d’eau avait emporté leur enfant avec les eaux usées, dans les égouts, dans l’usine des eaux, dans le recyclage. La chasse d’eau avait balayé les petits rêves qu’ils avaient construits, les projections, un futur imprécis et flou qui sentait le bonheur et les rires. Tous deux s’étaient alors sentis si vieux, si épuisés, si seuls. Aujourd’hui, les choses allaient mieux mais ce n’était pas encore ça. Il fallait que ça change.
Damien fixa la lumière sur ce lit de paille qui ressemblait à celui de l’enfant Jésus dans la crèche de Noël posée devant le sapin. Il manquait le bébé. Il n’y sera jamais posé. Ni maintenant. Ni dans la nuit du 24 décembre. Jamais. Il avait presque oublié la raison de sa présence dans les combles, la fouine et ce qu’il avait cru être le délire de sa femme.
Il commença par donner des coups de pied dans la paille. Elle s’envolait mais retombait quasiment au même endroit. Il tomba à genoux et sans se soucier de rien, glissa le cul de la lampe entre ses dents, attrapa le nid douillet à pleines poignées et jeta le tout le plus loin possible dans tous les sens. Il se retourna même pour prendre la souris par la queue et la lancer de toutes ses forces contre les tuiles devant lui. Il finit par soulever de la laine de verre. Ce n’est que quand il se mit à tousser qu’il cessa, essoufflé.
La chambre que la fouine avait construite ne ressemblait plus à rien. Damien retira la lampe de sa bouche, elle était pleine de bave et des larmes qui avaient coulées, sans même qu’il s’en aperçoive. Il se releva lentement. Pas de combat avec l’animal. Pas de corps à corps sanglant. Juste un face à face avec lui-même. Avec ses blessures. Avec son silence et ce trou au fond de lui qui ne devait plus s’agrandir.
Il ne savait pas ce qu’il allait dire à Caroline. Il réfléchissait à ce qui venait de se passer, qu’il n’expliquait pas vraiment. Le problème de la fouine était-il réglé ? Allait-elle revenir déranger le sommeil de sa femme ? Allait-elle se réinstaller ? Damien n’avait pas de réponse. Il avait seulement détruit son espace et s’était imposé comme le propriétaire des lieux. Il n’allait quand même pas pisser autour du lit de paille pour marquer son territoire !
Il illumina la scène de crime. On aurait dit les dégâts d’un chien qui s’excite sur un coussin. Il y en avait partout. La laine de verre était entamée. Il ferma les yeux très fort et fit demi-tour. Le faisceau de la lampe éclaira alors Caroline qui se tenait debout sur les barreaux de l’échelle, le haut du corps du côté des combles. Avant qu’elle ne détourne la tête, éblouie, Damien avait vu à quel point elle semblait effarée.
« Tu, tu, bégaya-t-il, tu es là depuis longtemps ? » « Assez. Suffisamment, répondit-elle. Tout va bien ? ». Il avança vers elle, attentif à chacun de ses pas. Ses mains étaient encore salies par la paille et la laine de verre. Il ne pouvait pas se défiler. Elle avait vu. Elle avait assisté à son effondrement. « Je ne sais pas. » parvint-il seulement à répondre, d’une voix blanche.
Il était debout, au-dessus de l’échelle, du carré qui donnait sur le bureau. Caroline se tordait la nuque pour le regarder. Damien avait éteint sa lampe. Elle voyait mal son visage. Elle lui entoura alors doucement les jambes, serrant ses cuisses de ses bras. Elle posa sa tête contre lui. Il était l’homme qui était monté dans l’obscurité, qui avait affronté le danger pour elle. Son héros, son chevalier. Il était celui qui avait détruit le mal à mains nues.
Damien avait accepté sa mission, sans y croire, par amour pour elle. Il avait pris son courage à deux mains pour combattre cet animal qui leur pourrissait la vie. Sans savoir que c’était ce qui le rongeait de l’intérieur qu’il allait devoir détruire. Elle l’avait vu dans un état second, agir d’une manière totalement inconnue pour elle, qui l’avait d’abord effrayée avant de la rendre fière. Il était aussi cet homme-là. Elle pouvait se reposer sur lui désormais.
Caroline détacha son étreinte et descendit pour laisser Damien faire de même. Il lui tendit la lampe. Il replia l’échelle et la calla correctement. Il referma la trappe. Beaucoup de choses se trouvaient désormais derrière celle-ci. Les deux époux, embarrassés, restèrent silencieux. Ils se sentaient plus légers. Le temps noir et triste venait de se terminer.
Damien retira ses vêtements et prit une douche. Caroline vint le rejoindre. Ils retrouvèrent une intimité qu’ils croyaient avoir perdu, faite de tendresse, de passion et d’une connaissance parfaite des désirs de l’autre. Ces quelques jours sans les enfants avaient été bénéfiques. Malgré tout, ils espéraient rapidement leur retour. Il fallait que la famille se retrouve.
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