Chapitre 1
— Respire ! Tu es Céline Rolande. Tu vas tout déchirer, comme d’habitude.
Les encouragements de Sophie ne l’aidaient pas. En réalité, elle ne les entendait pas. La voix de sa meilleure amie lui semblait lointaine, obscure. La peur dominait chaque cellule de son corps. Elle tenait les rênes désormais et le faisait savoir à Céline en lui nouant l’estomac, en empêchant ses membres d’effectuer le moindre mouvement. Elle n’était plus Céline, mais la Peur elle-même.
La jeune femme détestait ressentir cet état inhabituel de faiblesse. En temps normal, son sang-froid et sa confiance inébranlable en elle-même la qualifiaient ; mais aujourd’hui n’était pas une journée comme les autres. Pour la toute première fois de son existence, elle se présentait à un casting de mannequin pour représenter une maison de couture connue internationalement : Gianni. Sophie l’avait informée de cet événement deux mois auparavant. Elle connaissait parfaitement les ambitions de sa meilleure amie et, lorsqu’elle était tombée sur cette affiche près de l’Université, elle en avait parlé aussitôt à Céline. Celle-ci s’était immédiatement payée un photographe professionnel avec ses économies pour se constituer un book digne de ce nom. Elle avait envoyé le tout accompagné d’un CV et d’une lettre de motivation. Quelques semaines plus tard, une enveloppe s’était glissée dans sa boite aux lettres. Elle lui annonçait qu’elle avait été sélectionnée pour participer au casting.
Jusqu’à aujourd’hui, la confiance de Céline n’avait pas été ébranlée. Après tout, en temps normal, rien ne l’arrêtait. Depuis l’école primaire, elle était populaire, respectée, redoutée et aimée à la fois. Elle n’avait jamais eu d’occasion de réellement douter ; mais à l’évidence il existait un début à tout.
Elle prit une profonde respiration.
— Je suis pétrifiée. J’ai peur de voir mes espoirs déçus.
— Toi ?! s’étonna Sophie. Tu as peur ? Depuis quand ? Je n’ai jamais connu quelqu’un avec autant d’audace que toi.
— Si je me plante, je vais rester coincée sur un chemin qui me donnera envie, au final, de me pendre.
— Ton dégoût pour le métier de professeur des écoles est aussi fort que ça ?! Je sais que ça n’a jamais été ton premier choix, mais ça n’avait pas l’air de te déplaire… Sauf, si j’ai raté un épisode.
Céline resta silencieuse un moment avant de répondre. Elle ressentait le besoin de reprendre une bonne inspiration. Sa poitrine était-elle vraiment sur le point d’exploser ?
— Je le pensais… En fait, non, j’ai toujours su que ce n’était pas pour moi. Je ne savais pas quoi faire d'autre, c'est tout. Tu me vois vraiment enfermée dans une salle remplie de mômes toute la journée ? Toi tu seras parfaite avec eux. Pas moi. Je veux de l’excitation, du rêve, de la beauté, des paillettes et des gars à croquer. Être mannequin ne serait que le début. Pourquoi pas actrice après.
Pour la toute première fois, Céline venait de parler de ce projet avec un grand sérieux. Sophie l’avait déjà entendue tenir de tels propos, mais sa meilleure amie ne semblait pas réellement sérieuse à ces moments-là.
— Ta mère sait pour le casting ?
— Bien sûr que non ! Elle pense que je me donne à fond pour l’oral.
— Écoute ! Tout ce que tu as à faire aujourd’hui, c’est de défiler. Ce n’est pas compliqué. Si le jury t’apprécie, tu seras prise et tout ira pour le mieux. Dans le cas contraire, ce sera tant pis pour eux. Tu seras prise par quelqu’un d’autre et ils s’en mordront les doigts lorsque tu feras la une de tous les journaux.
— C’est Paolo Gianni !
— Et tu es Céline Rolande.
Céline leva les yeux vers le plafond en soufflant. Elle appréciait ce que Sophie essayait de faire, mais qui était-elle face au célèbre et séduisant Paolo Gianni ?
Si, à cet instant, la jeune femme doutait d’elle-même, Sophie gardait toujours une sincère confiance en sa meilleure amie. Elle lui disait souvent en plaisantant qu’un jour, elle deviendrait tellement célèbre qu’elle l’oublierait. Céline s’offusquait lorsqu’elle entendait ces propos. Le serment qu’elles avaient scellé quelques années plus tôt avait toujours autant de valeur à ses yeux que lorsqu’elles avaient prononcé les mots du rituel.
Elle prit une nouvelle inspiration. Que cette journée se termine, se disait-elle. Elle ne supportait pas son état, sentir son ventre noué, ressentir toutes ces cellules trembler.
— Il te reste deux heures avant de partir, continua Sophie. Tu devrais te détendre en prenant un bain.
— Tu as raison, approuva Céline. C’est une bonne idée.
Elle disparut de la pièce, laissant Sophie seule. La jeune femme se laissa alors tomber sur le petit canapé mauve. Elle jeta un œil rapide à la pièce. Il serait bientôt temps de se transformer en Cendrillon et nettoyer son appartement. Heureusement, ce serait rapide. La superficie de son habitat était de 35 m², Sophie ne possédait pas beaucoup de meubles et la plupart de ses affaires se trouvait chez ses parents.
Outre le canapé, son salon était composé uniquement d’un meuble et, dessus, une télévision aux dimensions appropriées pour un tel logement. Ses murs blancs ne possédaient aucune décoration. Seule fantaisie : un lampadaire multicolore.
Dans la continuité de la pièce, une cuisine américaine équipée du stricte nécessaire. Une chambre et une salle de bain complétaient le tout.
L’appartement pouvait paraître sobre, mais c’était suffisant pour Sophie. Après tout, elle quitterait bientôt les lieux…enfin si les choses se déroulaient comme prévues. Sophie l’habitait depuis ses débuts à l’Université. Ses parents le lui avaient acheté en récompense pour ses magnifiques résultats au baccalauréat littéraire. Il était évident pour eux que leur fille chérie réussirait ses études avec autant de réussite. Ils n’eurent pas tort. Elle avait obtenu sa licence d’Histoire avec 17, 03 de moyenne. Elle était la fierté des professeurs. Certains avaient même tenté de la détourner de l’enseignement pour qu’elle puisse se lancer pleinement dans la recherche. Bien qu’elle aimât l’Histoire, Sophie ne voulait pas faire carrière dans cette discipline. Ce qu’elle désirait, c’était transmettre son savoir, aider les enfants à se découvrir, à s’épanouir et à s’ouvrir grâce à la connaissance. Raison pour laquelle elle suivait un master enseignement pour passer le CRPE. L’année précédente, elle avait réussi ses épreuves d’admissibilité et, de fait, elle alternait depuis septembre entre temps de travail dans une classe maternelle et les cours à la faculté. Bientôt auraient lieu les épreuves d’admission. Le stress montait au fur et à mesure que les jours se rapprochaient, mais il n’était pas encore omniprésent.
Céline, quant à elle, n’avait pas eu un parcours aussi brillant que sa meilleure amie. Elle avait obtenu son baccalauréat économique et social avec 11, 05 de moyenne ; puis elle avait suivi Sophie dans des études d’Histoire. La formation ne l’avait jamais vraiment intéressé et elle avait terminé chaque semestre avec 10 de moyenne ou guère plus.
Pour autant, il ne fallait pas s’y méprendre. Ses moyennes pouvaient lui donner l’image d’une jeune fille aux compétences limitées. Il n’en était rien. Loin de là. La pleine intelligence de Céline ne se révélait uniquement lorsqu’elle avait un réel intérêt pour une activité ou un but à atteindre. Le monde de la scolarité ne lui avait jamais convenu. Elle n’avait jamais supporté d’être cloisonnée entre quatre murs tous les jours de la semaine, ou apprendre des choses qui ne lui serviraient jamais durant son existence. Ce qui l’animait ardemment c’était la volonté de vivre des aventures, de voir le monde. Pour elle, on n’apprenait pas en restant assis, mais en « se bougeant le cul et en allant voir ce qui se passe ailleurs, vivre des expériences ». Devenir mannequin était un moyen de mettre en pratique cette pensée. En devenant top model, elle espérait voyager, vivre des expériences inoubliables qu’elle n’aurait pas pu vivre autrement, rencontrer des personnes extraordinaires ; même si Sophie lui rappelait régulièrement que la réalité de ce monde n’était pas tendre et qu’il pouvait heurter violemment ses espoirs. Mais Céline était Céline, et elle n’en faisait qu’à sa tête.
Sophie se leva du canapé pour prendre un verre d’eau. Alors qu’elle se servait, elle entendit Céline chanter Simply the best de Tina Turner. La jeune femme ne put s’empêcher de sourire. Son amie essayait de se détendre comme elle le pouvait, mais il était certain que Céline était bien meilleure actrice ou mannequin que chanteuse.
Un autre bruit vint la perturber. Son portable sonnait. Elle posa son verre et récupéra son téléphone, posé sur le canapé. Avant de décrocher, elle vérifia qui était l’appelant : Stéphane. Son petit ami. Elle autorisa l’appel avec un sourire :
— Allo
— Salut, ma chérie. Je t’appelais pour savoir si c’était toujours bon pour le restaurant ciné ce soir.
— Bien sûr. Tu m’appelles vraiment pour poser cette question ?
— Je voulais entendre ta voix.
— Même si j’aime aussi entendre ta voix, tu sembles nerveux. Qu’est-ce qui se passe ?
— Rien. Juste le boulot. Tu es chez toi ?
— Oui, je suis en opération « rassurer Céline ». C’est aujourd’hui qu’elle passe devant le jury.
– Ah oui ! C’est vrai. Bah, je ne me fais pas de souci pour elle. Cette fille a un don pour obtenir tout ce qu’elle souhaite.
— Je sais, mais c’est la première fois que je la vois aussi stressée. Elle prend un bain pour se relaxer.
— Ok, tu lui souhaiteras bonne chance de ma part. Je dois reprendre. Je t’aime.
— Je t’aime aussi.
Il raccrocha. Sophie se remit sur le canapé et alluma la télévision.
Pendant ce temps, Céline se relaxait. Elle s’assoupit même quelques instants pour rouvrir les yeux une quinzaine de minutes plus tard. Elle décida alors qu’il était temps pour elle de se préparer. Alors, elle enleva le bouchon de la baignoire et elle regarda l’eau s’écouler. À regret.
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