Chaque fois, c'est la même chose : mes pensées se mélangent, mon corps se couvre d'une transpiration suspecte, mon cœur palpite, ma gorge se noue. Il est là ce tas, qui hante mes nuits, asservit mes espoirs. Comme un ventre trop nourri, il grossit sans pudeur. Il grandit, bien posé sur un petit meuble dans l'entrée de mon modeste appartement. Un petit meuble noir, trouvé par hasard au coin d'une rue. Un petit meuble que j'ai sauvé de la décharge, mais qui accueille l'objet de mes angoisses sans aucun scrupule. Sans le moindre égard, ce tas me scrute, me toise, me nargue un peu plus tous les jours. Alors discrètement, d'un geste rapide, je dépose chaque nouvelle facture éructée par ma boite à lettres sur son arrogant sommet et je pars prestement, pour ne plus voir. Je la paie celle-là ? Je ne la paie pas ? Duel récurrent, journalier, nocturne. Mais depuis ce matin, c'est décidé : je ne paierai pas. Je pars, loin. Je sais "qu'ils" peuvent me retrouver grâce à mes empreintes. Mais qui sont tous ces "ils" qui devraient se soucier de moi ? Ce serait un comble que je sois recherchée. Enfin un peu d'attention ! Moi qui n'ai pour seul bagage qu'un sac usé rempli de pas grand-chose, vais-je être fiché, recherché par Interpol pour "non paiement de factures diverses et variées" ? Vais-je être en première page de célèbres journaux ? "L'homme au 9 500 euros de factures impayées !" Que peuvent me faire ces "ils" ? Me lobotomiser pour insolvabilité, pour "manque à tous mes devoirs" ? De toute façon, je n'ai pas de famille qu'ils puissent interroger, même pas un demi-frère. C'est décidé, je pars. Immédiatement ! Mais avant, politesse et courtoisie étant de mise dans un pareil moment, je vais déposer sur le trottoir, le tas abject sur sa petite table aussi noire que ce qu'il m'inspire, et sur un joli écriteau j'écrirai :

"A tous les "ils" qui vont me maudire ainsi qu'aux âmes charitables qui vont payer à ma place, je transmets toute ma sympathie" !