Diabolique mécanique
Un cri vient de retentir. Sur les douze coups de midi, la terrasse bondée du restaurant des Amants semble s'être figée. Subitement arrêtée dans sa course, pétrifiée dans sa robe en satin, Kayla contemple, à l'instar de chacun, les débris jonchant le sol. Tous les regards sont tournés vers les vestiges de ce qui apparaît comme une machine au mécanisme complexe. S'écrasant dans un fracas monstrueux, l'objet vient de faire une chute fatale de quinze mètres.
Penché à la fenêtre du sixième, Nathan observe, médusé, le dénouement de son affrontement. Son cœur bat la chamade, il ne sent même plus la douleur de son bras sanguinolent.
En lançant avec rage la petite machine articulée, Nathan n'avait pas songé aux risques qu'il faisait prendre à la foule. Il venait de passer les dix minutes les plus insupportables qu'il eût connu, le bras gauche enserré dans les puissantes mâchoires du dragon robotisé. Engageant toute son énergie, il avait agrippé, cogné, écrasé, frappé, mordu. Sans résultat. Secouer, boxer, hurler, matraquer, étrangler. Rien n'y avait fait. La créature tenait. Elle ne lâchait pas. Et enflammait Nathan d'une haine sans précédent pour les nouvelles technologies.
Rien ne laissait pourtant présager chez Nathan une telle animosité envers la gente robotique. C'était un jeune homme ouvert et volontiers réceptif à la nouveauté. Même les événements qui avaient précédé la violente lutte, n'auraient d'ailleurs pas suffi à susciter une telle aversion. Pourtant, Nathan était ô combien en retard un jour où il ne pouvait se le permettre, précisément à cause de la machine. Mais au lieu d'honorer son rendez-vous, il s'était vu contraint à une course folle, essayant en vain de rattraper la furieuse mécanique qui détruisait tout sur son passage : ainsi l'ordinateur était brisé, la vaisselle cassée, les vêtements déchirés, le canapé lacéré. Le robot était hors de contrôle, et rien ne lui résistait.
Seul le téléphone était resté intact. Il avait sonné une fois, juste avant que le dragon ne commence ses ravageuses prouesses. Le petit robot semblait alors visiter l'appartement avec allégresse, et Nathan le poursuivait agacé. À ce moment-là, le téléphone avait sonné et le jeune homme avait répondu en panique sans cesser de poursuivre la machine endiablée. C'était sa sœur :
- Bordel, Nathan qu'est-ce que tu fous ?! Ça fait trente minutes qu'on t'attend !
- Oh là là ! Je sais Kayla, mais j’ai un méga problème là !
- Tu plaisantes ? Qu'est-ce que t'as fait encore ?! Tu crois vraiment que c'est le jour ?
- Non mais…Hé! Mais qu'est-ce qu'il fout ?
- Écoute je veux pas savoir ! Ramène tes fesses immédiatement tu m'entends ?
- Je voudrais bien Kayla, sérieux ! Mais je peux pas laisser ce truc chez moi, il va faire des conneries !
- De quoi tu parles enfin ! T'en as pas marre de tout faire foirer !
- Kayla, je peux vraiment pas te parler maintenant ! Je suis là dans dix minutes !
- Dix minutes ?!! Oh putain Nathan, tu me gonfles, je monte te chercher ! »
Au moment même où il avait ouvert la boite, Nathan avait regretté son geste, mais il était trop tard pour s'apitoyer. Il fallait remettre le robot en place au plus vite. Ce robot, qui à peine le couvercle soulevé, avait levé sa tête mécanique devant le jeune homme hébété et sauté hors de son contenant pour s'activer à une suite que nous connaissons tous.
Chez Nathan, l'hésitation n'était pas une option. Il savait instantanément ce qui devait être fait, et ce qui ne le devait pas. Ce qui justifiait un retard, et ce qui ne le justifiait pas. Dans tous les cas, aujourd'hui, loin de se douter de la suite des événements, Nathan s'était donné le devoir d'ouvrir la mystérieuse boîte : car à entendre le raffut qu'il se faisait à l'intérieur, il ne pouvait s'agir que d'un animal. Un animal enfermé dans une boite en carton étant potentiellement en danger, rien de plus naturel, donc, que de laisser respirer la bête avant de quitter l’appartement. Hum. Quelques éléments doivent encore être apportés pour saisir dans son entier le désastre.
Nathan n'était pas à proprement parler de ceux qu'on encense pour leur ponctualité. Mais aujourd'hui, et peut-être pour l'unique fois de son existence, il se faisait un devoir de respecter l'horaire. C'est donc ostensiblement nerveux, dans son costume particulièrement soigné, qu'il avait fixé l'aiguille de l'ascenseur, le temps de son interminable montée. Le colis qu'il tenait dans les mains était destiné au voisin, et comme celui-ci était parti pour un mois au Caraïbes, c'était à Nathan qu'incombait de stocker tous les colis qu'il ne cessait de s'envoyer. Mais enfin, s'envoyer par la poste, des animaux exotiques, on n'avait quand même pas idée ! s'insurgeait alors mentalement le jeune homme, que la prévision de son retard rendait fébrile. S'il était parti cinq minutes plus tôt, il n'aurait pas rencontré le facteur. Le destin tient parfois à peu de choses.
Car vous l'aurez compris, aujourd'hui était un jour différent. Un jour qui serait inscrit dans l'histoire de notre héros. Pour l'occasion Nathan s'était fait beau. C'était empli d'une excitation bienheureuse qu'il avait donc enfilé ce matin son costume de prince, même si selon lui, il ne lui seyait pas. « Mais qu'importe ? » s'était-il dit « Ce midi, je me marie ! »
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