Ce qu'on aime avec passion, on le quitte avec peine (1)

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 La nuit est l’un des meilleurs moments de la journée. Personne dans les rues, les gens sont en général chez eux. Et surtout, c’est le moment où l’on peut enfin se reposer. Seul le silence règne dans cette obscurité éclairée par la lune et qui observe la société. Cette société sale, cette société injuste. Dans cet environnement monotone et insipide, l’astre blanc apporte une touche de fraîcheur à cet ennui qu’on appelle le monde. J’aime la nuit, car elle me ressemble, calme et solitaire, mais cette nuit là, celle-ci, celle que je suis en train de vivre, je ne l’aime pas, je la déteste, je la hais. Pourquoi ? C’est simple. Car je suis entouré. Entouré de gens qui ont un filtre coloré devant les yeux. Un filtre qui les empêche de voir le monde tel qu’il est. Gris.

 Parmi tous ces individus hauts en couleur, un seul d’entre eux est terne. Il s’agit de Nakashima Murasaki, la mère de ma voisine de classe. Elle sourit à son mari, à sa fille, aux domestiques, mais c’est un sourire figé, un sourire forcé, un faux sourire. Cela se détecte de loin, pour peu que l’on analyse un minimum ce qui nous en entoure. Ses yeux ne brillent pas, comme si la lumière ne s’y reflétait pas. Elle est vivante sans vraiment l’être. Ce sentiment de se reconnaître dans une personne, je ne l’avais jamais ressenti aussi fortement…

 Il est bientôt 21h. Dans cette famille, il semble que le dîner arrive tard. Nakashima est occupée à raconter tout ce qu’elle a vécu depuis la rentrée des classes. Elle a l’air heureuse, c’est compréhensible. Son père, lui, tente de maintenir une discussion avec moi, me parlant de banalités dont je n’ai absolument rien à faire. La technique qui consiste à répéter « oui » pour montrer son absence d’intérêt ne fonctionne pas avec lui non plus. Mais une fois de plus, je suis trop fainéant pour lui dire d’arrêter, et quand bien même je le ferais, il ne s’arrêterait pas…

 Après une longue et interminable conversation qu’il entretenait tout seul, le président se lève, prétextant une envie de prendre l’air dans le jardin, me laissant enfin seul. Ce moment de solitude est de courte durée, puisque Nakashima m’interpelle.

  • Hé ! Yamatori, viens, tu devrais faire connaissance avec ma mère !
  • Je me suis déjà présenté tout à l’heure, il me semble…
  • Mais…

Sa mère la coupe

  • Ce n’est pas grave, Aiko, laisse le dans son coin, il a l’air d’aimer ça.

Voilà qui m’arrange, la mère elle-même me permet d’échapper à une conversation de plus. Je me lève alors puis me dirige vers l’extérieur pour prendre l’air. Cependant, je prends bien garde à ne pas entrer dans le champ de vision du président, sous peine qu’il vienne me voir.

 Je me balade à présent dans le petit village de pécheurs en contre-bas du manoir de Nakashima. Toujours aussi animé, cet endroit redonnerait la joie de vivre à un cadavre tellement il est plaisant. Rien à voir avec les métropoles qui sont plus étouffantes qu’autre chose… J’aime le mode de vie simpliste, car c’est celui qui demande le moins d’efforts et surtout d’hypocrisie.

 En marchant, je tombe nez à nez avec une silhouette qui m’est familière. Il s’agit de l’homme à capuche que j’avais croisé en venant. Il est assis sur le rebord d’une petite fontaine isolée où il n’y a que quelques personnes. Je le regarde quelques secondes, quand tout à coup, il se met à regarder anxieusement autour de lui avant de se lever d’un coup et de partir en trombe. Cet homme est louche, peut-être est-ce un voleur ? Un criminel ? Quoi qu’il en soit, je n’ai rien à faire alors je le suis.

 Après quelques minutes de marche rapide, il s’arrête devant un bouquet de fleurs posé par terre, en face d’une pierre tombale. Il reste immobile un moment, quand soudain, il se met à sangloter. Il tombe à genoux puis ne bouge plus du tout, avant de marmonner quelques mots.

  • Je ne pourrai plus les revoir…

 Cet homme a l’air d’avoir perdu quelqu’un d’important. Cette vue ne me plaît guère, elle me rappelle trop de mauvais souvenirs. Sans même réfléchir, je m’avance vers lui. Mes pas sont guidés par une force inconnue, je ne sais pas pourquoi j’ai décidé d’aller le voir. Il se retourne lentement pour constater qu’on l’observait.

 Je ne saurai dire l’âge de cette personne, ni à quoi il ressemble, son visage étant dissimulé par sa grande capuche. En me voyant, il baisse la tête, puis me demande ce que je fais ici.

  • Je vous ai vu ce matin, vous vous cachiez de quelque chose, et quand je suis sorti prendre l’air ce soir, je vous ai recroisé. Vous aviez l’air louche alors je vous ai suivi, expliqué je.
  • Je vois… Et donc, qui es-tu ?
  • Juste un camarade de classe de Nakashima Aiko.

Je suppose qu’il la connaît, tout le monde la connaît dans ce village…

  • La petite Nakashima ? Ah oui, c’est vrai qu’elle a grandi, elle va bien ? Ça fait longtemps que je ne l’ai pas vue !
  • Elle est toujours aussi énergique et bruyante, mais elle va bien, réponds-je le sourire aux lèvres.

Pourquoi est-ce que je souris ? Qu’est-ce qui m’arrive ? J’ai l’impression d’agir bizarrement depuis peu. Je le savais... j’ai été contaminé par la folie sociale de la Cité Étudiante… Il va falloir que je remédie à ça…

 Plongé dans mes pensées, j’en suis tiré par des voix inconnues. Il s’agit de trois hommes musclés et à l’air arrogant.

  • Hé, l’esclave ! C’est l’heure de rentrer !

 Ils s’adressent à l’encapuché. Ce dernier se tourne et me regarde. Je ne peux pas voir son visage mais je sens qu’il me sourit.

  • Bon, je vais devoir rentrer, au revoir, jeune homme ! J'ai été heureux de prendre des nouvelles de la petite princesse !

Il s’en va donc en suivant les trois hommes. Je devrais en faire autant et retourner chez Nakashima.

***

 L’heure du dîner est arrivée, nous nous regroupons tous autour d’une table. Voyant que je ne touche que très peu à mon assiette, le père de Nakashima me fait une remarque.

  • Eh bien alors ? Tu ne manges pas ?
  • Je n’ai pas très faim…
  • Pourquoi ? Tu es malade ? s’inquiète Nakashima.
  • Non, j’ai juste pas l’habitude de manger avec des gens, je préfère manger seul.

À ces mots, la mère réagit.

  • Hmm… Je vois, tu es vraiment asocial, comme on me l’avait dit…
  • Qu’y a-t-il de mal à ça ? répliqué-je.
  • Absolument rien, mais tu ne m’inspires pas confiance, me crache-t-elle.

Le président tente de calmer les hostilités.

  • Bon, bon, c’est pas grave… Yamatori, ne te force pas à manger si tu n’as pas faim…
  • Merci, réponds-je poliment.

Je n’ai donc que très peu mangé. La faim ne me dérange pas plus que ça, j’ai vécu bien pire…

 Le dîner est passé vite. À la fin, j’ai pu me lever. La mère de Nakashima en a fait de même et quand l’heure de se coucher est arrivée, elle a souhaité bonne nuit à tout le monde, puis m’a lancé un dernier regard méprisant avant de monter à l’étage. On m’a montré ma chambre dans laquelle je me suis empressé de ranger mes affaires puis de dormir.

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