Certains hivers sont froids...

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Certains hivers sont gris, quand les nuages tardent et couvrent toutes les journées. Certains hivers sont bleus, d’un bleu très clair, quand le soleil demeure heures après heures. Certains hiver sont froids, lorsqu’on ne se souvient que de cela.

Cet hiver était de ceux là, blanc, gelé, glaçant, froid.

Joy.

Ik était petit, vraiment petit. Maintenant il est grand, vraiment grand. Heureusement ici, les arbres sont grands eux aussi. Mais je n’ai pas pris de risque, je l’ai bien caché, là où la terre forme un grand creux; là où personne ne vient.

Il était mal en point le jour où je l’ai trouvé. Je crois que cette martre l’aurait mangé. En tout cas elle l’avait déjà blessé. La petite boule de plume traînait une aile et criait! Criait! Il criait plus fort que les pies! Plus fort que les chats qui menacent.

Mais moi je ne mange pas les plumeux. Non. Il ne faut pas. On ne mange pas les plumeux. J’ai grogné un peu. La martre l’a lâchée et a filé.

Maman n’aime pas que je ramène des choses vivantes.

Il saignait. Je suis restée avec lui cette nuit et les deux jours suivants. C'était l’été. Il y a toujours beaucoup à faire l’été. Maman et papa ne s'inquiéteraient pas.

Ik était plus fort qu’il n’en n’avait l’air. La plaie n’était pas si vilaine. Je l’ai poussé dans un terrier de lapin. Je suis rentré à la maison, que maman et papa soient rassurés, et à la nuit tombée je suis retournée auprès de Ik. Ce premier été je ne le laissais jamais longtemps seul. Sa blessure se referma vite. Son aile traînait toujours.

Il a grandit.

Vite il a été plus bien imposant que les autres plumeux, poules, canards ou oies... Beaucoup de saisons passèrent. Il n’a pas de meute. Il n’a que moi.

Yann.

Mes grands parents ont adopté Joy l’année de mes 16 ans. Joky était mort à l’automne dernier et malgré leur décision de ne pas reprendre de chien, papie et mamie n’avait pas résisté à cette bouille. Et si j’avais un doute sur l’année, l’album de famille dispose d’un cliché pour preuve. On y voit le joli chiot vautré dans la crème et la chantilly. Mon gâteau d’anniversaire n’a pas résisté à la charge du golden de trois mois. Plus jamais Joy n’a escaladé quelqu’un pour sauter sur une table…

La propriété n’était pas immense, mais il y avait toujours quelque chose à faire, même après que papi ait cédé l’exploitation des champs. J’y passais tous mes étés et une bonne partie de mon temps libre. Nous habitions un peu plus vers la ville. Disons que nous, depuis la cuisine, nous ne voyons pas que des prés et des arbres à perte de vue. Une bonne session de vélo, trois quart d’heure, et j’étais chez eux.

Papi préparait sa retraite. Moins de bêtes à l’étable. Plus de plantes au potager. Joy n’était pas un chien de berger ou un chien de travail, juste un chien de ferme, qui dresse l’oreille quand il faut et qui n’a pas peur du bétail.

Ik.

Tout tourne. Lentement. Le froid. On dirait qu’il a toujours fait froid. Doucement. Loin. Au loin.

Cet hiver là.

Sur mon bureau il y a une plume. Elle n’est pas grande mais elle est magnifique. Jamais je n’en ai vu d’autre. Jamais je n’ai vu d’oiseaux qui pourraient la porter. Aucun livre n’a su me dire. Il y a toutes les couleurs du monde dans cette plume, toutes et plus encore. Je l’ai trouvé prise dans les boucles du pelage de Joy, un jour où je m'apprêtais à la laver, dehors, dans la grande bassine.

Il y a trois jours j’ai trouvé la même. Les mêmes teintes. La même, légèrement plus grande. Je l’ai trouvée prise dans le battant de la grande chatière, celle installée pour la chienne, sous la véranda, alors que je passais le balais. C’était les vacances de Noël. Maman travaillait. Je venais aider papie et mamie. Entre les décorations, les préparatifs des réveillons, ils étaient forts occupés. Je rentrais et Joy fila dehors. J’aurai juré que la chienne avait quelque chose dans la gueule...

Le soir, alors que je fermais les volets, je revis Joy rentrer, essoufflée et haletante. Je m’inquiétais un instant. Elle avait sept ans et était encore en bonne forme.

Au matin j’entrepris de la brosser, surtout pour voir si elle avait encore ramené une de ces belles plumes. Mais la chienne n’était nul part. J’allais abandonner quand je la vis rentrer, plusieurs flocons accrochés aux poils. Je l’appellais. Elle m’ignorait. J’insistais.

  • Ma’? Joy est dans la cuisine?

Je cherchais dans le salon.

  • Oui chéri, elle a la tête dans sa gamelle, me répondit ma grand-mère au prise avec de la pâte à sablés.

La brosse en main, je venais, quand la chienne fila à son panier, saisit une de ses couvertures et fila dehors. Là j’étais bouche bée.

  • Mamie?
  • Oui chéri?

Ce n’était pas normal. Non non, ce n’était pas normal.

  • Non rien Ma’, rien. Je peux t’aider… ?

Je laissais passer la journée, sans rien dire. Je guettais. L’après midi avançait. J’étais en train de démêler des guirlandes électriques quand j’entendis le battant de la chattiere. Je ne m’étais pas levé quand j’entrevis la chienne passer. Elle était dans la cuisine. J’arrivais dans la pièce. Elle me jeta un regard rapide et se mit à gratter sur la porte du frigo. Ce n’était pas son genre. Cette bête était sage comme une image. Elle n’embêtait pas les poules, elle ne mordait pas les meubles, elle ne sautait pas sur les gens. Elle ne grattait pas sur le frigo. Jamais je ne l’avais vu faire ça.

J’ouvrais la porte du réfrigérateur. Joy s’assit, me fixant.

  • Tu veux..?

Elle émit un jappement sourd. Je regardais dans le frigo. Je regardais la chienne. Elle aboya un peu plus vivement. Il y avait de tout là dedans, du lait de poule, de la pâte à pancakes, des pilons, des tranches de gigot de hier…

  • Du gigot?

Elle souffla entre ses crocs. Je soulevais le film alimentaire et pris deux tranches de viande. La chienne les saisit vivement et détala. J’eus tout juste le temps de passer la tête dans le couloir pour la voir disparaître dans la chattiere. Là c’en était trop.

  • Ma’, je sors dix minutes!

Je saisis un manteau et sortis vite. Tout était blanc. Je vis la chienne dans le terrain.

  • Joy! criais-je vivement. Joy! Ici!

La chienne se figea. Je me dépêchais. Elle ne bougeait plus mais ne venait pas. Elle était un peu loin, je devinais quand même ses yeux. Elle hésitait, se tournait vers moi ou fixait devant elle.

  • Joy! Au pied! Viens!

Rien à faire. J'avançais, de la neige jusqu'aux mollets. La chienne fit un mouvement en avant.

  • Joy! Non! Joy, attends!

Elle était prise entre deux élans. ça se voyait, faire ce qu’elle avait en tête ou obéir comme elle l’avait toujours fait. Elle pleurait et tenait la queue basse. Je l’avais rejointe.

  • Mais qu’est-ce tu fais?

Elle avait les deux tranches de gigot dans la gueule. Elle me fixa dans le yeux et fis un mouvement en avant. Elle ne me quittait pas des yeux. Je me redressais et observais. Devant nous la neige, la forêt. Et puis zut!

  • Où on va Joy? lui demandais-je alors.

Sa queue n’anima. Elle redressa ses oreilles.

  • Aller Joy! Aller! On y va ma fille!

Elle ne se le fit pas dire deux fois. Je la suivis.

Nous nous enfoncions entre les arbres et je regrettais vite de ne pas avoir pris mes moufles. Joy m’attendais mais je peinais à suivre son allure. La nuit venait. La neige se remit à tomber. Légère. En flocons réguliers et doux.

Ma’ va s'inquiéter. Je ne pensais pas partir aussi longtemps. Un instant j’ai songé à faire demi tour. Joy m’en a dissuadée. Elle est déterminée. Est-ce que c’est là bas qu’elle va, tous les jours?

Voilà, à présent il fait nuit. Je n’ai aucune idée d’où je suis. Joy glisse dans la neige. Je ne la vois plus. Tu parles de vacances. Je suis à bout de souffle. Ma gorge me fait mal. L’air est trop froid. Au moins je me suis réchauffé à courir dans la poudreuse. J’avance. Le sol est un peu incliné. Je dérape à mon tour. En fait ici il y a une grande bute et me voilà dans son creux. Je retrouve Joy. La chienne est là… et il y a… Il y a autre chose.

Il y a cette créature, bien trop grande, bien trop impossible. La chienne ne sait pas évidemment, elle ne sait pas qu’on ne donne pas de grands coups de langue comme ça sur une créature qui n’existe pas. Elle ne sait pas qu’on n’essaye pas de recouvrir avec une toute petite couverture miteuse une créature aussi imposante. Joy ne peut pas savoir tout ça… Ce n’est qu’un chien. Elle ne sait pas plein de choses, pourtant elle sait quand la mort vient. Elle sait qu’il n’est pas normal de respirer avec tant de difficulté. Elle sait que le sang, ce n’est jamais bon, surtout quand il n’y a pas de plaies. Elle sait ça. Elle le sait et c’est pour ça que malgré le froid, la fatigue, la neige, elle restait aussi longtemps que possible auprès de Ik. Il est seul. Il n’a qu’elle. Il se meurt.

Je suis resté immobile un bon moment. Le griffon bougea à peine quand j’apparus. Sachez que les livres ne sauront jamais vous dire la vérité. Il n’y a pas de mots pour décrire tant de beauté.

Joy est assise contre la créature, sans crainte, et après le choc et la contemplation, je vois le sang, les éclats rouges qui salissent la neige. Il semble peiner à respirer. Un sifflement aigue perce à chaques inspirations. Ses serres se referment par accoups. Je reconnais ces mouvements, les spasmes de la douleur. Il y a les tranches de gigot, posées au sol, devant sa tête massive, qui sont si ridiculement petites. Joy jappe et redonne quelques coups de langue sur le plumage irréel. Elle étends ses pattes et s'allonge. Le griffon s’incline légèrement. Les plumes de son cou tremblent. De nouvelles gouttes rouges tâchent la neige. Il se courbe et repose son bec, avec délicatesse, contre la gueule de Joy.

J’ose un pas en avant.

Ils ne réagissent pas.

Un deuxième.

Toujours pas de réaction.

Alors le griffon ferme ses paupières. Un soupir. Un dernier sifflement un peu plus puissant et la douleur s’efface. Toute sa masse semble se détendre. La paix. Plus rien. Il est parti.

La neige tombe. Les flocons chantent. La nuit est d’un bleu sombre et les étoiles brillent sans mesure.

Nous sommes restés là un long moment.

Je n’en ai jamais parlé à personne.

Jamais.

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