I. Murmures dans le Vent

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Saylin tendit l'oreille, heureuse de percevoir le sifflement familier du vent qui soufflait sur ses joues et s'engouffrait dans sa capuche. Elle ouvrit alors brusquement les yeux. Ses grands iris scrutèrent le paysage qui lui faisait face. Puis ses pupilles effleurèrent le Rideau, cascade d'eau scintillante et immortelle, si éblouissante que ses paupières durent se fermer à nouveau. Elle dirigea ensuite son regard vers le pied du sommet où elle était perchée. Des centaines de mètres plus bas, de grands prés d'une herbe verte et vigoureuse accueillaient des troupeaux de moutons, parsemés et paisibles, surveillés par quelques bergers et leurs chiens. Le long de la pente raide et rocailleuse, Saylin repéra l'étroit sentier qui y menait. Elle s'appuya sur la roche où elle était assise en tailleur pour se relever. Elle posa ses pieds nus au sol, ressentit chaque caillou sous ses orteils, puis saisit son bâton par terre avant de se mettre en marche.

Alors qu'elle descendait tranquillement le long du chemin accidenté, la jeune fille épousseta sa longue cape de laine, couleur de violette, retirant toutes les saletés qu'elle avait amassées durant la matinée. Elle se rendit compte qu'elle pouvait simplement fermer les yeux en descendant, tant elle connaissait ce sentier qu'elle empruntait chaque jour, pour s'éloigner du village. Elle continua donc à avancer, les paupières closes, seulement attentive aux sifflements qui s'engouffraient encore dans ses oreilles. Cela lui permit de savoir qu'elle était presque arrivée en bas, la brise s'y faisait moins présente, préférant la compagnie des montagnes à celle du Rideau. En effet, Saylin préférait ne pas compter le nombre de fois où le Vent lui avait fait part de l'exaspération qu'il ressentait pour le manque de délicatesse de la cascade, dont l'écoulement incessant se traduisait par un tumulte continu, disgracieux comparé aux doux bruissements de l'air. La jeune fille ne partageait pas le point de vue de son ami. À ses yeux, le Rideau était la plus belle chose que son regard avait pu admirer, et elle ne se souciait que bien peu du fracas des gouttelettes lumineuses qui le composaient.

Quand ses pieds commencèrent à fouler les longs brins d'herbes de la plaine, Saylin ouvrit à nouveau les yeux. Elle n'entendait maintenant que les bêlements des moutons et le tumulte de la cascade. Elle jaugea du regard la distance qui la séparait du bord de l'Anneau, tout en évaluant l'itinéraire qu'elle prendrait pour éviter au maximum la présence des bergers. Ces derniers semblaient s'être rassemblés à l'ombre d'un arbre, un œil sur le troupeau et discutant gaiement. Saylin n'attarda pas ses yeux sur eux, légèrement mal à l'aise. Elle préférait en général éviter la compagnie humaine, qui ne la comprenait pas et n'acceptait pas ses différences. Parmi les bergers, elle avait reconnu un ou deux visages de jeunes de son âge, avec qui elle n'avait jamais eu de bonnes relations. Bien que cet événement datait d'il y a plusieurs années, Saylin parvenait presque à ressentir à nouveau la douleur provoquée par leurs pierres lancées sur son visage quand ils étaient enfants. Ces pierres lancées par la même main que celle qui flattait maintenant l'encolure d'un chien de berger, aux poils longs et soyeux, la langue pendante. Ce souvenir la conforta dans son envie de les éviter et c'est avec les poings serrés qu'elle commença à longer la frontière entre roche et herbe dans la direction opposée.

Quand elle fut assez éloignée, la jeune femme bifurqua et s'engagea à travers les hautes herbes, entre quelques moutons, mais invisible aux yeux des bergers. Plus elle se rapprochait de sa destination, plus le fracas du Rideau se faisait assourdissant à ses oreilles. Relevant légèrement sa capuche de la main, elle leva les yeux au ciel, espérant y voir la source de la cascade. Au-dessus d'elle, ce qui faisait office de ciel ressemblait à une immense roche, parfaitement alignée sur la terre qu'elle foulait. Comme si deux anneaux de terre et de roche flottaient, l'un au-dessus de l'autre, identiques par la taille et la forme. C'était de là que venait le Rideau, la source de la cascade se trouvait dans l'anneau supérieur, voire plus haut encore. Cependant, la jeune fille dut rapidement baisser la tête, trop éblouie par la lumière pure et cristalline qui se dégageait de la chute d'eau. Le Rideau, qui entourait totalement l'anneau de terre et de montagne où elle vivait, était sa seule source de lumière, et son intensité baissait ou augmentait au fil du temps qui passait. La jeune fille nota que la matinée s'était terminée et avait laissé place au milieu de l'après-midi rien qu'en remarquant la différence d'intensité de lumière depuis qu'elle était partie.

Peu après, Saylin arriva au bord de l'Anneau, où quelques gouttes du Rideau arrosaient les herbes alentour. En silence, elle retroussa les amples manches de sa cape, dévoilant ses bras fins à peau d'albâtre, et mit ses mains en creux dans le filet d'eau. Le liquide se déposa doucement sur sa peau, comme s'il était doté d'une volonté propre. Puis Saylin, souriante, remonta ses mains vers son visage, se mouilla le front et, bien que l'eau ne fût pas particulièrement froide, elle se sentit fraîche, vivifiée. Saylin profita ensuite d'être venue ici pour se désaltérer, ne pouvant s'empêcher de penser, comme à son habitude que l'eau séparée de la cascade perdait sa luminosité, devenait transparente et potable, sans goût ni odeur mais délicieusement apaisante.

Rassérénée, la jeune fille s'assit au bord du vide, les genoux repliés contre elle et la tête dans les bras, confiante et détendue. Elle se souvenait pourquoi elle était venue jusqu'ici et avait la certitude que son ami ne s'était pas trompé lorsqu'il l'avait prévenue. D'un instant à l'autre, ce qu'il lui avait murmuré devait arriver. Elle resta donc immobile, en silence, tâchant de percevoir chaque mouvement sur ce qui l'entourait. Elle perçut le balancement des herbes sous les légères gouttes d'eau qui les effleuraient ainsi que les minuscules tremblements de terre provoqués par les pas des moutons. Elle ferma les yeux et n'eut pas conscience du temps qui s'était écoulé quand elle sentit une masse s'écraser dans l'herbe au bord du Rideau.

Calmement, Saylin ouvrit ses paupières et jeta un regard dans la direction de ce qui était tombé. Elle se doutait que la créature serait étrange et différente de ce qu'elle connaissait mais jamais elle n'aurait imaginé un tel être. L'individu allongé au sol, la tête dans l'herbe, était recouvert d'écailles noires comme la nuit, comme si elles avaient été brûlées. Il n'était vêtu que d'un pagne relié à une ceinture de cuir étrange. Du pagne, qui ne lui arrivait qu'au genou, dépassait une sorte de queue de lézard, aussi longue que ses jambes et pareillement couverte d'écailles cendrées. Les yeux de Saylin glissèrent placidement vers les membres inférieurs de la créature, deux jambes puissantes aux muscles saillants et terminées par de longs pieds à quatre orteils, pourvus de griffes aussi blanches que la neige. Lorsque son regard remonta vers le haut du corps, Saylin remarqua que ses bras étaient très semblables à ses jambes, dotés de mains à cinq doigts, comme les siens, mais griffus également. Poussée par la curiosité, la jeune fille se leva, saisit son épaule et le fit basculer sur le dos, veillant à ce qu'il ne tombe pas dans le vide. Saylin retint un hoquet de surprise en voyant l'état désastreux de ce qui semblait être un jeune homme-lézard. Un cercle quasi parfait perçait son abdomen d'où suintait un épais filet de sang. Sa chair avait été lacérée par quelque chose qu'elle n'arrivait même pas à imaginer. Sa blessure sentait le brûlé et, à l'intérieur de son ventre, Saylin entrapercevait une sorte de reflet, comme si un objet était enfoncé dans la plaie.

Avant d'agir, elle continua d'observer le jeune homme. Sur tout son corps de nombreuses coupures recouvraient ses sombres écailles de sang. Puis, elle inspecta sans doute l'élément le plus étrange de cette créature, sa tête. Il n'avait pas de cheveux, de sourcils ou de barbe, pas d'oreilles ou de nez, juste deux grands yeux clos et un museau reptilien. Ce dernier était surmonté de deux fentes, ses narines sans doute. De sa bouche légèrement ouverte dans une expression de souffrance, elle distinguait de longs crocs bestiaux. Trois cornes, immaculées comme ses griffes et de plus en plus longues se dressaient, l'une entre ses deux yeux, la seconde au milieu de son front et la dernière, la plus imposante, au sommet de son crâne. Deux autres rangées de minuscules pointes blanches faisaient office de sourcils, lui donnant une expression de douleur silencieuse.

Après cet examen, Saylin se décida à agir, percevant les faibles battements de cœur du lézard. Elle se pencha au-dessus de la monstrueuse blessure et, avec une moue dégoûtée plongea sa main à l'intérieur pour retirer l'objet. À ce contact, le jeune homme se cambra, relevant la tête, avec un hurlement de douleur, tandis que la jeune fille, surprise retira sa main. Ses paupières s'ouvrirent, dévoilant deux yeux aux pupilles reptiliennes, contrastées avec leur iris rouge-orangé. Lorsqu'il pointa son regard sur elle, Saylin eut l'impression qu'un brasier crépitait à l'intérieur. Il leva un de ses bras, posa sa main sur la sienne, lui saisit le poignet puis reposa sa tête au sol, trop faible pour bouger davantage. Son étreinte sur le poignet de Saylin s'affaiblit jusqu'à la lâcher complètement. Le jeune homme avait à nouveau sombré dans l'inconscience.

Tout cela, mis à part le cri du lézard, s'était passé en silence.

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