V. Un nouveau départ
Arse leva un regard interloqué sur la jeune fille. Il ne s'attendait pas à ce qu'elle prenne les devants aussi rapidement. Son enthousiasme l'enchantait, mais la connaissant si peu, il avait l'impression de l'emmener dans un voyage inadapté. Lui, voulait rassembler des armées pour aller combattre et sauver son pays, une quête de violence dont il avait parfaitement conscience. Il lui semblait que le point de vue de Saylin, si pure et innocente, divergeait grandement de sa vision. Celle-ci paraissait s'attendre à un voyage merveilleux et enrichissant, empli de belles rencontres et de réponses à ses soucis. Le moral d'Arse chuta, heurté à la désillusion qu'il pressentait chez sa compagne.
"Je suis parfaitement consciente de mes choix Arse. Ne me prends pas pour ce que je ne suis pas."
Le ton de la jeune fille était ferme et résolu, sans appel. Arse ne releva pas le fait qu'elle avait à nouveau perçu ses pensées, se leva à son tour et se campa à côté d'elle.
"Quand partons-nous ? lui demanda-t-il.
- Je vais prévenir mon père, rassembler quelques affaires puis nous pourrons y aller. Sais-tu par où passer ? "
Arse avait totalement oublié de penser à ce point pourtant crucial. Il avait tendance à suivre son instinct, qui lui portait souvent chance, et à changer très rapidement d'idées ou de plans.
"Je... Je pense que repasser par le Rideau est dangereux, mais as-tu une autre idée ?"
Saylin se tut quelques instants, le regard dans le vague.
"Nous pouvons passer par le Rideau mais pas au même endroit. Elle se tourna vers l'intérieur des terres. Tu vois, au cœur de l'anneau, le Rideau coule également, mais dans le sens inverse, il monte vers le ciel. Peut-être que cela nous permettra d'atteindre l'anneau supérieur. "
Arse hocha la tête. Il n'était jamais allé au bord intérieur de son anneau et n'avait donc pas remarqué que les eaux n'y étaient pas soumises à la gravité.
"Tu as raison, nous allons essayer cela. Combien de temps nous faut-il pour atteindre ce bord-ci ?
- Environ une journée de marche si nous avançons d'un bon pas. Tous les villages bordent ce trou, nous croiserons donc beaucoup d'hommes et il nous faudra être prudent."
Le souvenir des bergers s'imposa dans l'esprit d'Arse et il acquiesça, un soupçon de colère naissant en lui. Saylin, elle, ne s'était pas départie de son calme ordinaire à l'allusion de ses personnes exécrables. En son for intérieur, le lézard finit par comprendre qu'elle ne vouait aucune haine à ces monstres, elle les considérait juste comme un obstacle en travers de sa route.
Sans un mot, la jeune fille quitta son compagnon et se dirigea vers le sommet du Pic, qui se dressait derrière la bâtisse. Elle commença à l'escalader, aucun chemin ne permettant d'y accéder facilement. Arse la vit se déplacer avec aisance sur le flanc de roche, cherchant à peine ses prises et progressant à une vitesse ahurissante. De sa capuche, il vit un bref instant dépasser un épais anneau, blanc comme un croc, accroché à son oreille.
Le jeune lézard s'élança d'abord à sa suite avant de comprendre que, ne l'ayant pas invité à la rejoindre, elle allait sans doute faire ses adieux à son père. Il retourna donc s'asseoir sur la pierre où elle était installée quelques instants plus tôt et ouvrit ses sens à son environnement. Il ne parvenait pas à s'habituer à la puissance des bourrasques et aux sifflements des vents, assourdissants à ses oreilles. Il ferma ses yeux de braise et se concentra sur le les flammes qui coulaient dans ses veines, lui rappela son statut de Calciné. Lorsqu'il les sentit inonder tout son corps, il décida de les libérer. Les libérer, elles, qui savaient le rassurer et lui rappeler ses forces. Elles se dévoilèrent subtilement au bout de ses griffes, dansantes et légères, jusqu'à envahir sa paume et sa main entière. Il agita posément ses doigts enflammés, savourant leur chaleur et leur réconfort. Puis, fermant le poing d'un geste ample, il fit silencieusement disparaître toutes les flammes bleutées.
En arrivant au sommet du Pic, à l'endroit le plus haut de tout l'anneau, Saylin savoura quelques instants les délicieuses bourrasques qui l'entouraient, glissant à ses côtés. Elle susurra quelques mots au Vent, à son ami, puis s'avança vers l'homme assis en tailleur devant elle. Ses pieds nus, dans les neiges éternelles qui tapissaient le sommet, s'approchèrent silencieusement, jusqu'à effleurer la cape de fourrure de son père. Celui-ci, était en pleine communication avec les vents. Un sifflement discret s'échappait de ses lèvres tandis que la brise venait s'infiltrer au creux de ses oreilles, emportant de légers flocons avec elle. Sans qu'il bouge d'un cheveu, le sifflement s'arrêta, le blizzard retomba et une voix rocailleuse s'éleva de l'homme :
"Je sais ce que tu viens m'annoncer, le Vent m'a prévenu et je ne te retiendrai pas. Tu es en âge de partir et tu en as besoin. Ma seule contrainte est la suivante : je veux, ma mort venue, que ma fille me remplace au sommet du Pic des Vents en tant que Siffleuse. L'homme avait martelé chacun de ses mots, parfaitement conscient de leur poids. Tu rempliras ce rôle mieux que personne car il t'est destiné et je ne m'en fais aucun souci. "
Le jeune fille ne s'étonna pas des connaissances de son père, ni de la justesse de ses intuitions. Ne sachant quoi dire et sentant la tristesse de l'homme qui l'avait élevée s'allier à la sienne, elle s'agenouilla à ses côtés et déposa un baiser furtif sur sa joue embroussaillée de barbe. Puis, ne supportant plus le chagrin qui lui serrait le cœur, elle se rua en arrière et redescendit du Pic, son ami de toujours l'entourant de ses murmures.
L'homme, une fois Saylin éloignée, laissa couler deux chaudes larmes sur ses joues puis déposa sa main à l'endroit où il sentait encore la fraîcheur de son baiser. Puis, les paupières toujours closes, il chuchota de sa voix rauque :
"Veille sur Saylin mon cher ami. Elle ignore encore combien elle aura besoin d'aide."
Puis, les deux cristaux d'amour paternel chutèrent dans la neige, d'un son clair emportant avec lui les chuintements de la brise. Quand ses yeux se rouvrirent, aucun bruit, aucun mouvement ne l'entourait, tout son environnement semblait paralysé, parti avec sa fille adorée. En effet, il la distingua bientôt, accompagnée de l'étrange lézard, sur l'un des étroits chemins qui menaient au cœur de l'anneau, la nature frémissant à chacun de ses pas. Dans sa main usée, l'homme desserra son emprise sur une boucle d'oreille, fabriquée à partir d'une défense de sanglier. Le bijou, très sommaire, valait de l'or à ses yeux. Sa femme l'avait porté, et maintenant, la seconde moitié accompagnait sa fille. Le père ne savait précisément sa quête, mais il pressentait qu'elle allait enfin réussir à exorciser les démons qui la hantaient. Il pressentait qu'elle allait enfin accepter de vivre.
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