À peine eut-il prononcé ces mots qu'une des silhouettes s'expulsa des ténèbres et sauta avec agilité vers Arse. Alors que les deux longs poignards prenaient la direction de sa gorge, il se baissa et saisit de sa poigne enflammée le pied de son adversaire avant de l'envoyer rouler au sol. Avec un râle, le gnome, la botte enflammée, s'éloigna du lézard, les yeux brillants de rage. En voyant leur compère fuir le guerrier, les autres assassins s'avancèrent à leur tour. Une dizaine, évalua Arse. Pas question de se défiler, tous allaient gouter à la fureur de son brasier. Autour de lui, il entendait, distinguait, quelques habitants partir en courant, hurlant de peur, mais aucun ne se démarquait pour lui prêter main forte. Avec résignation, il ferma les yeux, se concentra pour sentir le moindre mouvement de ses ennemis puis rouvrit les paupières, prêt au plus profond de lui.

Un gnome, similaire en tous points au premier s'avança, bientôt entouré des neuf autres, dans une formation destinée à l'encercler. Après un rapide coup d'œil, Arse perçut une faille sur le côté droit de leur ligne et s'y engouffra d'un bond. Il se glissa entre deux assassins, envoyant son pied griffu dans le menton de l'un deux tandis que sa main attrapait l'autre à la gorge. Avec dégoût et avant que les autres ne puissent réagir, il le projeta de toutes ses forces dans le Rideau. Le gnome heurta le fond avec violence puis, emporté par le courant suffoqua tout en s'agitant pour remonter à la surface. Arse ne vit jamais sa tête sortir des eaux tumultueuses du fleuve. Il se tourna vers les huit autres, assoiffé de vengeance. Ils avancèrent d'abord en ligne vers lui, puis se regroupèrent en file indienne, arrachant un rire moqueur à Arse. Ce dernier s'approcha de la file, les deux mains en garde et aux aguets. Il ne voyait que le gnomes guidant la colonne tant celle-ci était bien réalisée, mais cela ne le perturba pas. En un saut, il lui envoya un grand coup de pied dans le ventre avant de lui lacérer le visage de ses griffes. Alors qu'il relevait la tête, il distingua une ombre au-dessus de lui avant de sentir une longue estafilade le long de sa colonne vertébrale, peu profonde mais incroyablement bien placée. Refoulant ses cris de douleurs, le lézard asséna un grand coup de griffe derrière lui, se retournant à moitié. Sa cible l'esquiva mais, à la fin de sa roulade, fut accueillie par une autre poigne incandescente. Sans hésitation, le lézard lui brisa la nuque et jeta son cadavre dans le fleuve, tout ne repoussant un assaut des autres combattants. Plus que six, songea-t-il. Certains s'étaient réfugiés sur les toits alentours, à nouveau dans les ténèbres, tandis que trois autres continuaient d'harceler le reptile de feintes et de rapides coups de poignards. Arse n'arrivait pas à tout esquiver et se retrouva bientôt lacéré de multiples coupures, certaines rouvrant son ancienne blessure. Avec rage, il envoya valdinguer d'un coup de patte deux gnomes dans le Rideau et planta les pointes de sa tête dans le torse du troisième. Il arracha le cadavre de son crâne et sentit un long filet de sang chaud couler le long de son front puis entre ses deux yeux, avant de rejoindre son menton, lui donnant un air de bête sauvage. Ses instincts primitifs s'étaient réveillés, comme lors de son combat contre le sanglier, et il ne parvenait pas à les freiner. Entrainé par l'adrénaline et la soif de sang, il rejoignit d'un bond les toits où s'abritaient les derniers assassins. Les trois étaient tétanisés, regardant avec horreur les cadavres déchiquetés de leur compagnons, ou plutôt ce qu'il en restait. En voyant le lézard s'approcher, ils saisirent maladroitement leurs armes et s'élancèrent dans la direction opposée, les prédateurs étaient devenus proies. Avec un sourire exalté, Arse se lança à leur poursuite, bien plus rapide qu'eux, il en rattrapa un, qu'il égorgea sans ménagement, puis un deuxième sur un toit de l'autre côté de l'avenue et enfin, il se planta devant le troisième, l'arrêtant dans sa course effrénée. De ses griffes, il entoura le cou de sa proie et la ramena au lieu de l'attaque. Le gnome se débattait avec la force du désespoir, crachant des insultes au lézard, le menaçant de tuer tous ceux qui lui étaient chers.

" Tu n'as plus rien à me prendre, hormis ma vie, rétorqua Arse avec une fureur calme, mais d'autant plus effrayante.

Il n'était plus le prédateur excité par l'odeur du sang et décidé à traquer sa proie, mais celui se préparant à un festin une fois sa tâche complétée.

En réponse, le gnome lâcha un petit rire strident, preuve qu'il ne prenait pas au sérieux les paroles de son bourreau.

– Qui t'as envoyé, espèce de lâche ? Serais-tu une larve servile ? continua Arse avec un sourire sadique.

Le gnome détourna les yeux, les traits crispés. Perdant patience, Arse resserra sa prise et hurla:

– Es-tu envoyé ici par me caporal-machiniste Gork ?

Il plaqua la tête du gnome sur le sol d'eau et de sang, et mit tout son poids sur lui. Le gnome rit quelques instants, par à-coup tant sa respiration était pénible puis cracha quelques gerbes de sang alors que les griffes du lézard s'enfonçaient dans sa gorge.

"Qui t'envoies me tuer ? hurla à nouveau Arse en giflant le gnome. "

Ce dernier ne répondit pas, ses yeux noirs comme la nuit se voilèrent alors qu'un nouveau sourire ensanglanté naissait sur son visage. Avec colère, Arse se releva et balança le cadavre dans le fleuve, comme il l'avait fait pour ses compagnons. Il jeta un dernier regard à la ville, dont la vie semblait s'être éteinte avec ces assassins. Ne percevant aucun bruit, ne voyant aucun habitant, ni aucune lueur hormis celle de ses poings, il se dirigea vers le bord du fleuve où Saylin était tombée. En apercevant un morceau de griffe ballant au bout d'un de ses doigts, il l'arracha et le lança au sol avec rage. Puis sans un regard en arrière, il plongea la tête la première dans l'eau, dont la fraîcheur semblait brûler chacune de ses coupures.

Quand Maya entendit les hurlements de la foule, elle était encore au Temple. Sa liaison avec Aïa s'interrompit et leur discussion se termina sur un mot de la déesse : "Va..." Décidée à lui obéir, la jeune fille vida son plateau d'argent sur le sol, laissa,t l'eau encore pure se joindre à son élément puis, le saisissant sous le bras, elle se dirigea vers la sortie du Temple. Tous les passants étaient aux aguets, certains affolés, d'autres, au contraire, très calmes. La jeune Reflétée s'approcha d'un vieillard, dont la toge blanche reflétait encore l'éclat qu'elle avait eu jadis. En apercevant le plateau d'argent, il s'inclina bien bas, n'osant la regarder dans les yeux. Avec un sourire, elle releva son menton ridé vers elle :

" Savez-vous ce qu'il se passe, honorable ancien ?

– Non... Non madame la Voyante, je n'en ai aucune idée, jamais je n'ai vu une telle agitation en ville, et Aïa sait que j'ai eu le loisir d'y vivre, s'exclama le vieux. J'ai juste l'impression que cela vient de la bordure extérieure de la cité, au sud si je ne m'abuse...

– Merci beaucoup, cria Maya, déjà partie dans la direction annoncée. "

Elle eut beaucoup de mal à se frayer un passage parmi la foule compacte avançant dans le sens opposé. Elle entendait autour d'elle les discussions des différents habitants, colportant tous des rumeurs différentes.

" Bientôt tous les bâtiments de la cité seront faits de cascades de sang selon les Reflétés, les temps sont durs mon vieux..." En entendant cette remarque, elle saisit l'épaule du Nourricier qui venait de la proférer et lui chuchota à l'oreille :

" Le jour où Aïane sera faite de sang, aucun Reflété ne sera là pour la bâtir..."

Puis elle se fondit dans la masse, en évitant le regard interloqué de l'homme, qui ne savait pas qui lui avait chuchoté ces mots.

" Un dragon s'approche pour détruire le Temple et la cité...."

La femme qui venait de parler s'agrippait fébrilement au bras de son mari et tremblait de tous ses membres. La foule était un peu moins compacte et Maya parvint sans peine à rejoindre le couple.

" Vous l'avez vu ? l'interrogea Maya, une lueur d'inquiétude dans le regard.

– Moi ? Mais bien sûr que je l'ai vu ! Du feu qui sortait de ses poings, des griffes comme des rasoirs, je vous le dis moi ! s'exclama la femme en retour.

À ces mots, Maya n'inquiéta un peu plus encore.

" Vous faites pas de soucis Voyante, il parait que des gens étrangement petits s'occupent de son cas, on aura bientôt une belle peau de dragon à exposer au Temple, renchérit le mari avec un grand éclat de rire. "

Maya lui décocha un regard assassin alors qu'elle partait en courant vers le lieu de l'attaque. Derrière elle, elle entendait les cris du couple : " Eh mais revenez-là ! Allez pas vous faire cramer !"

Alors qu'elle était totalement seule dans l'avenue bordant l'extérieur de l'anneau, son cœur se serra en entendant quelque chose tomber lourdement dans l'eau. Elle accéléra le pas, toujours portant son plateau sous le bras, qu'elle ne pouvait quitter et perçut un second plongeon, cette fois plus souple, contrôlé et fluide. Elle arriva seulement quelques minutes après sur le lieu de l'attaque. Elle aperçut les grandes taches de sang, pas encore effacées par l'écoulement de l'eau tant elles étaient épaisses, les lambeaux de chair brûlés et enfin, elle trouva, au bord d'un pont, une pointe de griffe, blanche comme la neige. Elle la saisit et la serra dans son poing, les yeux embués de larmes puis regarda avec un peu plus d'attention le lieu du combat. Elle finit par comprendre qu'une course-poursuite s'était lancée sur les toits et la retraça autant qu'elle le pouvait en suivant les filets de sang. Ils la menèrent au cadavre d'un gnome, comme Aëstelle, mais mâle, enrobé de cuir noir et armé de deux longs couteaux. Sa nuque avait été brisée et son visage trahissait une peur indescriptible. En apercevant le deuxième cadavre, elle eut un haut le cœur mais parvint à ne pas se démonter. Une mort similaire... Elle retouran là où elle avait trouve la griffe, moins inquiète mais décidée à obtenir une réponse. Renforçant sa prise sur le plateau et la griffe du Calciné, elle sauta à son tour dans l'eau, sûre de faire le bon choix.

"Va", lui avait dit la déesse.