XX. Le plan

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Coupée dans son élan, Saylin s'écrasa au sol dans un tourbillon de neige. Une plaie béante s'était formée sur sa cuisse, juste au-dessus de son genou. Avec un gémissement, elle roula sur le dos, se souleva sur les coudes et planta ses yeux dans ceux de son agresseur. L'homme s'arrêta soudainement, hypnotisé par les immenses étendues bleues qui tapissait son regard, et lâcha son coutelas. Il ne parvenait pas à s'en décrocher, il s'y perdait, il y plongeait et s'y noyait. Ils étaient trop étranges, trop beaux, trop grands... Tâchant de ne pas supprimer ce lien, Saylin fut subitement envahie par une douleur terrible. Elle sentait son sang se répandre sur la neige, sa jambe s'engourdir, le froid ambiant mordre sa blessure comme une bête sauvage, sa vision se brouiller... Elle avait mal. Très mal. Trop mal. Elle se focalisa sur cette douleur, la perçut sous toutes ses cruelles facettes, tenta de la refouler comme elle le faisait avec celle des autres. Rien à faire... Elle était bien présente et s'acharnait consciencieusement à le lui rappeler.

Le brigand, avec difficultés, se détacha peu de ce lien visuel et recula maladroitement de quelques pas, effrayé. Il trébucha sur son couteau, se pencha pour le ramasser et s'approcha de Saylin. L'esprit de la jeune fille tournait à toute vitesse. Elle distinguait de plus en plus confusément l'éclat de la lame de métal, imprégnée de son sang, qui s'avançait vers elle. Elle leva faiblement le regard vers l'homme, marqué par la vie, par les épreuves qu'il avait vécues. Des épreuves à travers lesquelles elle aurait pu l'aider... Elle perçut légèrement ses pensées. Il songeait à sa fille, décédée plus jeune qu'elle... Saylin aurait pu partager sa douleur, soulager sa tristesse... Mais elle ne le ferait pas car cet homme allait la tuer. Plus jamais elle n'aiderait ceux dans le besoin. Plus jamais elle ne partagerait leur douleur... Pour une des premières fois de sa vie, elle se surprenait à penser à elle. Elle n'avait cessé de faire des efforts pour les autres, de recevoir ce qui leur faisait du mal et aujourd'hui, le jour de sa mort, ses pensées se tournaient vers elle-même...

Aujourd'hui, les rôles s'inverseraient. Elle donnerait sa propre douleur. Que les autres sachent ce qu'elle ressent, le poids qu'elle porte et qui la fait tant souffrir. Elle pouvait recevoir des tourments, mais saurait sans aucun doute en offrir également. Malgré le flou qui embrumait sa vision, elle tendit le bras, effleura celui de l'homme et le tint fermement. Profitant de la surprise et des doutes régnant encore dans l'âme de son agresseur, elle se concentra sur cette souffrance qui lui déchirait la jambe, sur ce lien qu'elle avait créé entre eux, sur le partage qu'elle voulait réaliser... Soudain, l'homme hurla, se tordit de douleur et chancela avant de s'effondrer dans la neige. Il tenait fermement sa jambe, juste au-dessus du genou, comme elle... Aucune blessure ne la lacérait, et pourtant, le supplice semblait réel. Saylin se sentit un peu mieux d'avoir offert cette sensation. Elle se leva maladroitement, jeta un coup d'œil au brigand qui se tordait dans la neige. Voir quelqu'un souffrir la rendait malade, mais elle ne pouvait rien faire à présent. Elle n'avait aucun bien-être à transmettre, et de toute façon, elle ne l'aurait pas fait pour un tel homme. Elle se pencha sur lui et lui murmura à l'oreille " C'est ça l'empathie...", puis se détourna. La jeune fille contempla un instant la mêlée qu'elle n'avait pu atteindre. Un oiseau, immense, décrivait de grands cercles dans le ciel tandis que la foule acclamait : "Le brûlé ! Le brûlé ! Le brûlé !" Ella aperçut un instant une gigantesque main de givre balancer un brigand dans les airs avant de, trop épuisée pour la rejoindre, s'effondrer au sol. Maya ne semblait pas avoir besoin d'aide et le plan suivait son cours, elle tâcherait de les rejoindre à temps, lorsqu'ils auraient besoin d'elle... Malgré sa souffrance, cette pensée la fit sourire. La jeune Reflétée avait fini par comprendre l'intérêt de cette liaison avec sa déesse, et avait oublié son satané plateau...

Arse, au milieu du combat, se sentait parfaitement dans son élément. Il esquivait, feintait, faisait des pirouettes avant de déchirer la chair et les muscles de ses adversaires, bien médiocres d'ailleurs... Sans doute plus doués au milieu d'un public pour acclamer celui qui osait frapper. S'il le pouvait, il aurait évité ces affrontements sanglants et inutiles, mais tous ces hommes semblaient penser qu'un étranger ne pourrait les surpasser. Encore plus lorsque cet étranger était à moitié lézard. Seuls les quelques brigands restants lui donnaient un peu plus de fil à retordre. Plus subtils, plus aiguisés dans l'art du combat que les fermiers, ils les utilisaient comme des boucliers humains, se réfugiant au dernier moment derrière eux. Alors que, d'un coup de pied, il envoyait balader un des gladiateurs, le lézard jeta un regard autour de lui. Où en était Feorl ? Combien de temps fallait-il encore tenir ? Les cadavres s'amoncelaient, bientôt il n'aurait plus d'adversaires pour tenir en haleine public et geôliers. En effet, chacun retenait son souffle au moindre de ses coups. Jamais ils n'avaient eu l'opportunité d'observer le style guerrier des lézards, fluide et agressif, seulement habitués aux instincts primitifs de paysans sans expérience. Ses yeux de braise glissèrent vers la gigantesque porte, toujours fermée. Il réprima un soupir et continua de se battre le plus spectaculairement possible, enchaînant les attaques improbables, les bottes, les sauts périlleux, à un rythme épuisant. Mais peu importait. Seul le plan devait suivre son cours.

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Une minuscule souris blanche se tortilla dans la neige. Feorl jeta un regard aux alentours pour vérifier que personne ne l'avait vu changer de forme. Non, tout le monde était focalisé sur Arse et ses exploits. Comme prévu. Une mince tache sombre ornait le flanc de la petite bête. Le pieu l'avait raté de peu. Avec difficultés, le Passager escalada le monticule de neige formé par sa chute. Enfin, les rayons du Rideau étincelèrent sur son pelage. Il chercha de ses yeux rondouillards la gigantesque porte barrée de métal. Quand il la distingua enfin, à l'opposée du champ de bataille, un désespoir terrible le saisit. Traverser l'entièreté de l'arène discrètement, sous forme de souris, sans se faire écraser ni remarquer relèverait du miracle. Puis il songea à ses compagnons. Si jeunes... Ils comptaient sur lui, le plus grand des Passagers. Hors de question qu'il les abandonne après avoir proposé ce plan. Ils avaient toute une vie devant eux, un avenir à se forger. Jamais il ne laisserait un humain dire que les petits Istiols manquaient de courage. Petit certes, mais bien plus grand par l'esprit que la majorité des individus de cette arène. C'est avec cette pensée trottant son esprit qu'il s'élança, de ses courtes pattes de souris, sur le sentier de la liberté...

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