XXVII. Chercher justice...
Tous les regards vifs et malicieux des Istiols étaient plaqués sur lui. Jamais le lézard n'avait eu peur de la foule, mais il ne se sentait pas à l'aise avec les mots. Il préférait agir, changer les choses, se donner corps et âme dans l'action. Tous ces gens attendaient de lui quelque chose d'aussi grandiose que le discours de Feorl, dont il ne pourrait jamais égaler le talent. Anxieux, Arse écarta ses doutes et choisit précautionneusement ses mots.
" Je suis un inconnu, je le vois dans vos yeux. Vous vous demandez pourquoi votre Gardien disparu me demande de vous parler. Je crois que vous n'avez jamais vu d'individu comme moi, et cela vous intrigue, voilà la raison pour laquelle vous êtes encore debout, sur cette place, à m'écouter. J'avais bien compris que les Istiols étaient curieux de nature, et je vous remercie aujourd'hui de l'être."
Ne voyant aucune réaction hormis quelques sourires chez son public, le cœur du lézard se serra. Non, il n'était pas un orateur. Il ne le serait jamais, mais il faisait de son mieux. Profitant que l'attention était encore focalisée sur lui, il reprit avec un sourire :
"Si l'inconnu que je suis vient vous faire ce discours maladroit, c'est pour une bonne raison. Je suis un habitant de l'anneau sous la Grande Forêt. Je me doute que beaucoup n'y sont jamais allés ou ne connaissent pas son existence. Mais peu importe. Je ne suis pas ici pour vous vanter sa beauté, car elle est de loin surpassée par celle de votre terre ou des autres anneaux. Je ne suis pas ici pour vous vanter les peuples qui l'habitent, car l'un d'eux a décimé les miens. Je ne suis pas ici pour vanter mon anneau, car vous ne voudriez pas y vivre. Si je suis ici, c'est pour récupérer mon foyer. Il n'a rien d'exceptionnel, hormis que c'est chez moi... "
À nouveau, le cœur d'Arse se serra, il revoyait les plaines de poussière, les coulées de lave, la végétation mourante, défiler sous ses yeux. Ses poings se crispèrent de chagrin.
"Vous imaginez-vous sans la Grande Forêt ? Sans le Cœur ? Rien que la réaction de Feorl lorsqu'il a foulé ce sol pour la première fois depuis longtemps me donne ma réponse...
Cette quête n'est pas épique, ne sera jamais inscrite dans les légendes ou racontée dans les histoires et je le sais. Je suis en quête de vengeance mais surtout, je suis épris de justice ! Mon pays est en guerre, ma famille est morte sous mes yeux, mon peuple se fait exterminer et je peine à garder l'espoir d'un jour revoir un de mes semblables. Je veux récupérer mon foyer, mes terres, sauver mon peuple, et je requière votre aide ! Beaucoup ont des pouvoirs parmi vous, beaucoup sont des Passagers ! Vous devez protéger votre foyer, mais ne pouvez-vous pas aider les autres à récupérer le leur ? J'ai conscience de la brusquerie de cette demande mais je tiendrais bon. Ce peuple que j'ai sous les yeux, est courageux, malin, amoureux de la nature, mais par-dessus tout il est prêt à aider son prochain ! Savez-vous qui est mon ennemi ? En avez-vous déjà entendu parler ? "
De dégoût, Arse cracha au sol puis tendit furieusement le bras vers son auditoire.
" Mon ennemi n'est autre que le peuple gnome ! À peine plus hauts que vous par la taille, mais réduit à l'état de larve si l'on s'attarde sur leur esprit ! L'ensemble de leur société est basée sur un étrange matériau, appelé métal, dont ils se servent pour fabriquer des machines de guerre destructrices. Ces mêmes machines qu'ils ont ensuite utilisées contre mon peuple, leurs confrères, avec qui ils coexistaient depuis des millénaires ! Ce métal qu'ils utilisent également pour vivre, au quotidien, au détriment de la terre, qu'ils détruisent à petit feu, sans aucun respect ! "
À ces mots, la foule hurla de mécontentement. Heureux d'apercevoir enfin une réaction en sa faveur, le lézard poursuivit sur ce point :
" Mon pays est à l'agonie et nécessite le peuple de la vie pour le sauver ! Serez-vous avec moi ? Serez-vous aux côtés du dernier des Calcinés pour sa dernière charge ? M'aiderez-vous à chasser l'injustice de ce monde ? À rétablir enfin la paix ? "
Le hurlement d'Arse se fondit dans les acclamations enthousiasmées de la foule, conquise. Tous l'encourageaient, le supportaient, l'aideraient...
Le Calciné s'inclina aussi bas que possible, jusqu'à devenir plus petit qu'eux, pour les remercier, un sourire radieux aux lèvres. Il se tourna vers ses amis, tout aussi rayonnants. Maya, les larmes aux yeux, lui sauta dans les bras et le serra contre elle, trop heureuse pour prononcer le moindre mot. Enchanté, Arse lui rendit son étreinte, plongea son visage dans ses cheveux ondulés, huma leur délicieux parfum avant de relever les yeux vers Saylin. Celle-ci sourit avec un bref hochement de tête. Le regard de braise du Calciné se plongea dans le sien, non dissimulé par la capuche. Il la laissa lire en lui tout le bonheur qu'il éprouvait, distinguer la sensation de réussite et de plénitude qui le submergeait.
En desserrant son étreinte sur Maya, il se dirigea vers Feorl, toujours monté sur Sangaë. Un large sourire narquois barrait son visage, comme d'habitude, mais ses yeux malicieux exprimaient tout le reste. De la fierté, de la joie...
" Bien joué petit, lâcha-t-il finalement. L'élève a dépassé le prince on dirait, ajouta-t-il en ricanant. "
La tigresse, dont l'éclat de l'ambre semblait s'être amplifié, baissa la tête avec un semblant de sourire la gueule. Le lézard s'en approcha et doucement, posa sa paume brûlée sur le museau de la bête.
" Merci, chuchota-t-il."
Maya lui jeta un regard admiratif et, à son tour, déposa sa petite main dans l'épais pelage de la tigresse, un sourire béat aux lèvres.
Derrière eux, la clameur ne s'était pas apaisée et un début de file se formait devant le petit groupe. Arse se dirigea vers le premier de la queue et s'accroupit pour se mettre à sa hauteur.
" Que veux-tu ? l'interrogea-t-il d'une voix douce. "
L'Istiol, d'âge mûr mais à l'expression enfantine, trépigna sur place, cligna de ses grands yeux, rougit brièvement avant de cracher le morceau :
" Je veux vous accompagner, murmura-t-il comme s'il s'agissait d'un secret.
– Et bien tu es le bienvenu parmi nous ! Mais pas besoin de file, tous ceux qui souhaitent nous accompagner le peuvent ! Nous nous rejoindrons dans les jours qui suivent au bord du Rideau à l'extérieur de l'anneau. Vous êtes libre ! Je ne suis pas le chef, nous ne sommes pas une armée ! hurla-t-il à la foule, encore en proie à l'agitation. Nous venons juste chercher justice..."
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