XXXV. Mal du pays
Un mouvement au sol attira le regard de Feorl. Une longue estafilade s'était formée dans l'épaisse couche de poussière qui recouvrait le Cratère de Cendre. Intrigué par cette agitation souterraine, l'Istiol s'approcha silencieusement, s'écartant de l'immense file que formait ses compagnons. Il peinait à avancer dans la terre meuble et brûlante, ses bottes de feuilles étaient déchirées de toutes part et son visage couvert de suie. Alors qu'il pouvait presque l'atteindre, le minuscule serpent de terre poursuivit son chemin jusqu'à un petit talus, formant des arabesques de cendre sur le sol. Piqué par la curiosité, Feorl s'élança à sa suite, à quatre pattes dans le monticule glissant, ignorant les douloureux frottements des grains de sables brûlés contre sa chair à vif. Ses yeux suivaient avec excitation les mouvements du tunnel, comme un félin guette avec convoitise une souris. Il se sentait chasseur, désireux de percer les mystères de cette lande désolée où ils évoluaient depuis plusieurs déjà. À cette pensée, il se retourna vers la colonne d'Istiols menée par ses amis en contrebas.
Tous avançaient avec difficulté, hormis le lézard. Personne n'avait remarqué son départ vers le talus, il s'en réjouissait. Ils ne l'auraient pas autorisé à partir, comme s'il était un enfant que l'on devait surveiller. Ces trois adolescents avaient tendance à oublier qu'il avait le double de leur âge. Renfrogné, il planta à nouveau ses yeux rongés par une curiosité insatiable vers le minuscule tunnel encore ondulant sous la terre. Son moral était anéanti par l'obscurité pesante, la sensation constante de brûlures et la mort omniprésente. Cette petite poursuite fit l'effet d'un coup de tonnerre dans son esprit. La vie n'avait pas perdu toute sa saveur. Décidé à profiter de cet instant de légèreté, le Passager se transforma d'un bond en un chat sauvage, tigré et touffu. Il avança alors plus facilement sur le sol, qui cessa de se dérober sous ses pas. Quand il sautait sur le tunnel, il ne réatterrissait que dans la poussière, son architecte déjà parti. Ce serpent l'attirait inexorablement vers le sommet du talus.
Son jeu se poursuivit durant un long moment, la colline étant haute, le sol meuble et le tunnel ondoyant. L'estafilade de poussière formait de complexes spirales, abstraites mais magnifiques. La Nature avait décidément un don pour les arts. Poussé par ses instincts sauvages, le chat s'acharnait consciencieusement à anéantir ces graphismes, seulement bons à attirer les idiots. Même s'il ne voyait pas le sommet du cratère, Feorl sentait qu'il était bientôt arrivé et qu'enfin, là-haut, il attraperait cette satanée bestiole qui se jouait de lui.
***
Arrivée à l'ombre d'un petit rocher, Maya s'affala sur le sol brûlant. Elle sentait de lourdes gouttes de sueur inonder son dos, son visage, son ventre, son corps entier. La chaleur était infernale au milieu de ce désert de cendre. Elle ne s'était pas rendue compte de la fraîcheur apportée par les vapeurs, ainsi que de la faible humidité qu'elles prodiguaient, et le regrettait amèrement. Sa gorge, en feu, la faisait souffrir à chaque respiration. Les faibles goulées d'air qu'elle inspirait étaient âcres et désagréables, comme imprégnées de la poussière qui régnait sur les lieux. Elle avait soif, terriblement soif. Arse avait beau lui assurer qu'ils arriveraient bientôt proche de geysers, elle peinait désormais à y croire. Elle se voyait dans les contes de son enfance comme l'aventurière perdue en plein désert, qui, à bout de forces apercevait au loin des oasis et point d'eau à la végétation luxuriante, qui se révélaient finalement n'être que des mirages. Tout son esprit était désormais happé par cette boucle atroce qui la faisait rêver d'eau, lui donnant de plus en plus soif. Sa peau, asséchée et pleine de cloques, ne tremblait presque plus au contact mordant de la poussière calcinée. Son odorat avait presque oublié toute autre odeur que celle de la cendre et de la suie.
Si ses souffrances se faisaient physiques, les Istiols, eux, semblaient pâtir mentalement de l'environnement. Toutes ces ténèbres leur pesaient sur le moral. Bien qu'ils ne daignent pas s'en plaindre, l'abattement se lisait sur leur visage sombre Seuls Saylin et Arse avançaient encore et toujours vers leurs objectifs sans montrer le moindre signe de douleur. La jeune fille avait tant souffert au cours de sa vie que cette expérience n'était qu'une autre épreuve parmi le long parcours qu'elle suivrait jusqu'à sa mort. Son habit violet si caractéristique avait viré au noir, sa peau blanche, presque translucide, était couverte de poussière mais elle tenait bon. Elle n'aimait pas montrer sa faiblesse et s'efforçait de dissimuler ses sentiments en toutes circonstances.
Arse quant à lui profitait de fouler à nouveau cette terre si particulière mais si chère à son cœur. Il l'aimait profondément, quoi qu'en pense ses camarades. Alors qu'il n'était qu'un Calciné en formation, son rêve était de parcourir le monde, qu'il croyait alors réduit au Cratère de Cendre, d'explorer les brumes interdites, de quitter cet endroit qu'il connaissait par cœur. Mais c'était seulement après l'avoir quitté pour sauver sa vie et son peuple qu'il s'était rendu compte de son attachement pour son pays. On se rend souvent compte de la valeur des choses quand elles nous sont arrachées, lui répétait sa mère. Il ne l'avait jamais crue mais comprenait enfin le sens de ces paroles. Une vague de nostalgie déferla sur son esprit alors qu'il revoyait les écailles orangées de sa mère, souriante et affectueuse, les yeux intensément violets de sa jeune sœur avant que leur éclat ne se ternissent à jamais... D'un geste, Arse balaya ces souvenirs si douloureux et se retourna vers Maya, toujours prostrée à l'ombre de sa pierre volcanique. Sa douleur lui déchirait le cœur et l'âme mais il ne savait quoi faire pour la soulager.
" Merci d'être venue jusqu'ici, je n'oublierai jamais, quoi qu'il arrive... lui souffla-t-il. Je ne sais pas comment se terminera tout ceci, mais une chose est sûre, nous vaincrons et cette douleur que tu endures courageusement ne sera pas vaine... Elle restera dans les mémoires de tous mes confrères. Maya, la Reflétée, deviendra une héroïne du peuple lézard, un cauchemar des gnomes, la plus grande magicienne de l'eau que le monde n'ait jamais vue, ajouta-t-il en riant. "
Son amie leva un regard amusé vers lui, tiraillée entre son épuisement et l'envie de s'esclaffer. Les yeux malicieux du Calciné finirent par la faire céder, alors qu'il l'aidait à se relever.
" Je ne suis pas une enfant Arse, sourit-elle. Mais cela me plait bien "le plus grand cauchemar des gnomes"... Cette quête sera peut-être finalement racontée dans les histoires... La quête de justice du dernier des Calcinés...
– Le Calciné ne serait qu'un lézard perdu au beau milieu de la Terre des Vents sans ses amis... Mais qu'importe ? Pas besoin de titre éclatant pour que ton courage marque les esprits ! Tout le monde s'en souviendra...
– J'espère bien qu'on s'en souviendra ! On se souviendra de tous ceux aujourd'hui rassemblés, s'écria Maya en se tourna vers les Istiols. "
En parcourant rapidement la foule, elle sentit, inconsciemment mais sûre d'elle, que quelque chose clochait. Brusquement inquiète, elle détailla chaque visage Istiol, à la recherche de l'anomalie qu'elle ressentait. Comme un manque, l'absence d'un élément fondamental, indispensable. Saylin s'étonna de cette soudaine concentration, perçut les pensées de la Reflétée, balaya ses compagnons du regard, avant de murmurer, une note alarmée au creux de la voix :
" Où est Feorl ? "
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