XL. Vivre et mourir

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Suivis par les quelques centaines d'Istiols, Sangaë, Feorl et Tilaë dévalait le talus à toute vitesse, attiré par la sphère qu'ils avaient vu jaillir des entrailles de la terre. Bien qu'il eût tenté de la dissimuler au mieux, une lourde larme avait dévalé la joue du plus puissant des Passagers lorsque la disparition de Saylin avait été remarquée. Apercevoir le corps endormi de la jeune fille avait donc apaisé son chagrin et réveillé ses instincts Istiols, toujours prêts à célébrer un quelconque miracle. La survie de son amie faisait partie de ce genre d’événements. Malgré leur récente rencontre, il se sentait étonnamment proche d'elle, notamment par ce qu'elle avait vu en lui dans la Grande Forêt. C'était donc une immense vague de petits êtres verdâtres qui descendait la colline et engloutissait de sa joie coutumière les trois adolescents rassemblés à son pied. Une avalanche bien plus pacifique et agréable que la précédente. Alors que ses compatriotes se contentaient de les entourer, Feorl rejoignit doucement ses amis, agenouillés aux côtés de la silhouette violette. Comme s'il avait perçu son arrivée, Arse retourna ses yeux de braise vers lui. A l'intérieur ne se discernaient plus cette fougue et ce courage qui faisaient danser les flammes. Le feu de ses prunelles paraissaient éteint, épuisé, en manque de combustible. Sans même poser la question, le Passager comprit que les récents événements et la crainte de perdre Saylin avaient profondément impactés le Calciné.

" Il l'a sauvée, souffla-t-il d'une voix où tintaient l'émerveillement et la reconnaissance.

— Je sais, j'ai vu...

— Sans lui, elle serait morte, étouffée sous plusieurs tonnes de poussière et de sable brûlants. Nous l'aurions laissé mourir..."

A côté du lézard, Maya jeta un regard désespéré à Feorl. Elle refusait de contempler son ami défait, brisé. A travers ses prunelles résonnaient une supplication, une prière d'agir. Le Passager reporta son attention sur le visage serein de Saylin, un sourire timide sur ses lèvres fines, puis hocha la tête et se lança :

" Premièrement mon bonhomme, arrête de te faire des idées, notre amie dort juste ici, elle est bel et bien en vie d'accord ? Deuxièmement, au cas où tu ne l'aurais pas remarquer, cette jeune fille possède plus d'un tour dans sa poche. Elle ne nécessite pas vraiment ta protection, ni d'être sous ta responsabilité vu l'étendue de ses pouvoirs. Je pense qu'elle a agi d'une manière bien précise selon des pensées bien précises également. Saylin est puissante, débrouillarde, indépendante et ne voudrait pas apercevoir son plus cher ami se faire un sang d'encre pour elle. Alors cesse de douter et avançons. J'ai distingué, avant de... de... balbutia Feorl, brusquement honteux. Bref, tout à l'heure, j'ai distingué ce que tu appelles " la dernière caverne de ton peuple" sur le flanc de la montagne juste derrière ce vallon. Sans vouloir me vanter, comme toujours, je pense avoir trouvé notre destination, acheva-t-il en ricanant pour dissimuler son embarras."

Au fil de ces paroles, le regard d'Arse avait peu à peu retrouver de sa vitalité, de sa chaleur et de sa vie. Quand Feorl revint sur le bastion des lézards, une fournaise l'enflamma brutalement. Voilà ce qu'il attendait, une note d'espoir. Sans même prendre garde aux plaisanteries de son ami, il se leva d'un bond, souleva délicatement Saylin dans ses bras puis s'approcha de Sangaë, dans le cercle d'Istiols. En un coup d’œil, il s'assura d'avoir la permission de la tigresse et déposa la jeune fille sur son dos zébré d'ambre. Maya s'était levée en même temps que lui et, toujours aux côtés de Feorl, l'examinait fièrement, à nouveau comblée. Dans ses boucles de neige riait un discret souffle de Vent, resté auprès de sa maîtresse malgré sa répugnance à la tâche. Arse ne comprenait vraiment pas l'élément. Tantôt il luttait contre Saylin, tantôt il lui sauvait la vie et veillait sur elle.

Soudain, enchanté de constater le rassemblement d'Istiols et de ses amis tous sains et saufs, Arse explosa de rire. Un rire vif et sincère. Il s'adressait au ciel de fumées, à sa terre bien-aimée, au Vent, au monde entier. L'envie de revoir les siens lui tiraillait le ventre mais la pensée des gnomes qui accompagneraient ses retrouvailles se répandait en son esprit telle un voile d'ombre. Son hilarité se teinta doucement d'une amertume sombre et froide. Les derniers gnomes qu'il avait côtoyé avaient tous fini déchiquetés entre ses griffes dans la cité d'Aïane. Tous sauf un. Une plutôt, Aëstelle. Le Calciné ne parvenait pas à oublier la toge blanche qu'il avait discerné dans les tribunes de l'arène. Conscient que ses doutes agaçaient Maya, il les gardait pour lui, mais son raisonnement avait germé de jour en jour. L'attaque dans la cité était prémédité et personne, hormis les Immaculés, n'étaient au courant de sa situation. Quelqu'un les avait donc trahis. Il était désormais persuadé que cette personne était Aëstelle. Qui d'autre qu'une gnome pouvait diriger les gnomes ?

Son rire s'était brusquement terminé quand le nom de la petite femme avait infiltré ses pensées. Autour de lui, les Istiols le dévisageaient, interloqués. Seul Feorl s'était joint à son éclat, trop heureux de rire pour y chercher une raison. Maya, elle, n'avait pas cillé mais seulement esquissé un maigre sourire attendri.

"On y va ? s'écria-t-elle soudain.

— Enfin ! J'en ai assez de vous attendre ! murmura Feorl, qui essuyait ses larmes d’allégresse, avant de repartir dans une nouvelle hilarité."

Avec une moue amusée, Arse balaya les Istiols du regard, Saylin, Sangaë puis Tilaë avant d'acquiescer :

" Oui, remettons-nous en route... Et que quelqu’un surveille ce bambin, ajouta-t-il en désignant son ami Passager."

Du coin de l’œil, il perçut l'expression boudeuse du concerné et s'engagea dans la poussière à grand pas, jubilant.

***

Des voix. De multiples voix résonnaient dans son esprit, sans qu'elle ne parvienne à les reconnaître. Toutes lui étaient familières, mais aucune parole n'avait de sens. Cet entremêlement de murmures ne formait qu'un brouhaha dépourvu de sens. Plus elle se concentrait pour capter la signification de ce langage qu'elle doutait même de connaître, plus elle avait l'impression de se perdre et de devenir folle. De guerre lasse, elle s'abandonna à ce tumulte et le laissa emplir son âme. Était-ce donc cela la mort ? Condamnée à entendre ces paroles incohérentes pour l’éternité. Saylin ne craignait pas la mort, ce n'était qu'une étape supplémentaire. Son dernier souvenir remontait à l'immense vague qui l'avait engloutie, envahie, enfouie. Elle avait cependant la certitude d'avoir sauvé ses compagnons. Du moins, pour un temps. Être morte ne la dérangeait pas, elle n'avait pas fui, ne s'était pas cachée mais avait gardé sa position avec opiniâtreté. Son seul regret résidait en le mystère de son existence. Si, comme l'avait dit Feorl, elle avait une raison d'être, était-ce de sauver ses compagnons d'une avalanche ? Et ses dons ? Maëross ne lui donnerait jamais le fruit de ses recherches, les avait-il seulement menées ? Avait-il trouvé une quelconque explication ? Elle ne saurait jamais qui elle était...

Alors que ses pensées rôdaient autour de la promesse de Maëross, de ses pouvoirs, le tumulte incessant dans sa tête se fit plus organisé, construit, commun. Comme si toutes ces voix se mettaient d'accord sur ce qu'il fallait dire. Peu à peu, sans qu'elle ne fournisse la moindre attention, elle reconnut la voix sage et assuré de son compagnon de toujours, le Vent, le plus grand de tous. Puis elle parvint à replacer toutes les autres : ses compagnons, Maëross, Aëstelle, le Vent du Cratère de Cendre, son père et une dernière, masculine, qu'elle n'avait jamais entendue. Du brouhaha se dégagea un unique mot : Empathique...

Soudain, réveillé par un balancement paisible, Saylin ouvrit les yeux. Elle était allongée sur la douce fourrure de Sangaë, qui marchait doucement aux côtés de ses amis.

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