Ces dernières heures de marches dans le sable et la cendre du Cratère sonnèrent comme une libération pour la gigantesque compagnie que formait le petit groupe et les Istiols. Instinctivement, ils imaginaient enfin retrouver un foyer confortable, quitter cette terre aride qu'ils foulaient depuis plusieurs jours, dormir dans un véritable lit. Beaucoup d'Istiols soupiraient déjà d'aise alors qu'ils discutaient de l'accueil qui leur serait fait une fois arrivés dans le dernier bastion lézard. Sa population les aperçut alors qu'ils remontaient un petit talus, dont la pente redescendait doucement sur la plaine où s’érigeait la caverne. De nature méfiante, les lézards se rassemblèrent doucement à l'entrée de leur grotte, armés pour certains de pieux et de pierres aiguisées. A ce constat, Arse demanda à arrêter la progression de leur groupe d'un geste de la main.

" Ne voient-ils pas que nous ne sommes pas leurs ennemis ? s'étonna Maya en un murmure.

— Mon peuple a subi assez de malheurs pour que leur méfiance soit justifiée.

— Comment fait-on alors ? J'ai bien peur que voir débarquer une armée, pardon, un groupe, comme le nôtre, n'inspire pas immédiatement la confiance, ricana Feorl.

— Allons-y, nous quatre, trancha Saylin, les yeux fixés sur la grotte au loin.

— Feorl, on peut monter à trois ? Évitons les ours et autres carnivores, c'est plus prudent.

— J'ai bien peur que tu sois un peu trop grand pour mon pauvre dos de Passager. Mais Saylin et Maya ne poseront pas de problèmes si je me transforme en cheval. Ce n'est pas une bête effrayante au moins...

— Très bien, je tâcherai de vous suivre. Pas d'actions menaçantes ou improvisées d'accord ? Vous me laissez parler."

Sans un mot de plus, Arse s'élança en avant sous le regard interloqué des Istiols.

"Ne bougez pas, nous revenons vous cherchez, indiqua Maya à Tilaë et Sangaë qui s'étaient avancées dans l'espoir d'obtenir des explications."

Une fois l'accord passé, Feorl se changea sous leurs yeux en un majestueux cheval de trait. Sa crinière noire de jais, emmêlée comme les tresses d'origine de l'Istiol, retombait placidement sur son large front couleur de sable. Au bout de ses épaisses pattes musclées, de longues touffes de poils tout aussi foncées traînaient à même le sol. Attendrie par l'allure paisible de l'animal, la Reflétée se hissa sur la pointe des pieds et gratta tendrement ses oreilles hirsutes. Le cheval secoua immédiatement la tête, agacé. Apparemment, Feorl tenait à sa dignité devant les autres Istiols. Sans perdre plus de temps, il se pencha pour laisser les deux jeunes filles monter sur son dos puis s'en alla au petit trot. Très vite, ils rattrapèrent Arse, qui courait, décidé, dans l'épaisse couche de cendre. Alors qu'elle s'apprêtait à le semer, la bête ralentit son allure et rejoignit le lézard, à un rythme plus apaisé.

Les habitants de la caverne, intrigués par cette étrange équipe qui gambadait à l'orée de leur foyer, baissèrent doucement leurs armes mais restèrent dehors pour surveiller la progression des intrus.

Le souffle court, le Calciné finit par cesser sa course alors que le bastion ne se faisait plus qu'à une centaine de mètres. D'aussi près, il reconnut avec joie les traits reptiliens des derniers représentants de son peuple. Bien qu'ils n'arboraient pas les mêmes écailles brûlées que lui, ces lézards présentaient une physionomie similaire. Plutôt grands, larges d'épaules et secs, ils n'étaient habillés, tout comme Arse, que d'un pagne de cuir de scorpion serré par une simple ceinture. Le premier à s'avancer vers eux, son pieu fermement empoigné, affichait une peau d'un bleu scintillant et nuancé. Le haut de son corps était profond et puissant tandis qu'en descendant, la couleur se faisait plus pâle, vive et translucide. En revanche, des griffes et pointes, identiques à celles d'Arse, immaculées, parsemaient son corps.

Subjugué d'apercevoir à nouveau un homme-lézard de près, le Calciné leva docilement les mains vers le ciel, les larmes aux yeux. Ses compagnes, après êtres descendues de cheval, l'imitèrent, de maigres sourires aux lèvres. Le regard d'un bleu de glace du lézard les effleura les uns après les autres, teinté de méfiance avant de finalement cracher au sol d'une voix furieuse :

"Comment osez-vous venir jusqu'ici sous l'apparence de nos défunts guerriers ? A quoi rime cette mascarade ? En avez donc assez des machines de guerre pour sortir les déguisements ? Une armée de petits hommes verts ? Mais pour qui nous prenez-vous ? Nous finirons par gagner cette guerre et vous le savez alors cessez ce jeu arrogant ! Nous renverrons vos têtes à vos frères au bout d'une pique !"

Sans un mot de plus, le lézard braqua la pointe de sa lance sur la gorge d'Arse et entailla d'une fine coupure la chair sensible.

Plusieurs fois au cours de son discours, le Calciné avait tenté d'interrompre le guerrier, sans succès. Avec une grande inspiration, il leva un peu plus haut les mains et planta ses yeux où dansaient les flammes dans ceux gelés de son congénère.

A ses côtés, Saylin observait le moindre de ses faits et gestes. Elle avait d'abord perçu l'admiration d'Arse pour la magnifique parure de leur interlocuteur. Puis, alors que la haine dédiée aux gnomes se déversait de sa bouche, ses convictions semblèrent se désagréger les unes après les autres. Lui qui espérait être accueilli comme un héros, un espoir, devenait un subterfuge de son ennemi, une vulgaire ruse. Son cœur et ses états d'âmes se brisaient au fil du flot de parole du lézard. Ses propres peines et colères résonnaient dans ce flux. Il aurait dû tenir ce discours, pas en être la cible. Cependant, malgré le pieu qui menaçait à tout instant de lui percer la gorge, le Calciné ne présentait aucune once de peur, contrairement au bleu, dont la fureur se mêlait à la crainte.

La jeune fille sentait qu'il refusait d'écouter ce que son cœur lui disait, qu'il ne voulait pas croire à ce miracle. Il n'avait pas même foi en ses paroles, prononcées sur la défensive. A travers sa tirade, tous ses ses manques, ses tristesses s'étaient déversés en un flot sincère et intarissable. Saylin assistait au témoignage pur de ce concept qu'elle peinait à discerner, les ravages de la guerre. La communauté leur avait paru paisible de loin, mais les paroles de ce guerrier venaient d'écraser minutieusement leurs espoirs.

Derrière elle, Saylin entendit le cheval renâcler discrètement. Feorl n'avait pas apprécié l’appellation de "petits hommes verts" apparemment. Alors qu'elle reportait son regard empathique sur l’habitant du bastion, des mots parvenaient enfin à franchir la gorge d'Arse, nouée par les émotions contradictoires qui se bousculaient en lui :

" Je suis le dernier des Calcinés, formé à la grotte de Courberoche, à l'opposé de la capitale gnome. Mon père était le recruteur de l'académie, exécuté de sang froid par le caporal-machiniste Gork alors qu'il cherchait de nouveaux apprentis. La totalité de ma caverne a ensuite été détruite par ses machines de guerres et automates, j'en suis le seul survivant. J'ai assisté aux derniers instants de ma plus jeune sœur, morte dans mes bras. Et je n'en suis pas sorti indemne."

A ces mots, Arse traça du bout de sa griffe l'épaisse plaie formée par l'arme gnome. Son ton était froid et calme mais sa rage résonnait à chacun de ses mots. Chaque phrase paraissaient être une épreuve à franchir, douloureuse et emplie de souvenirs.

" Je les hais autant que vous, croyez-moi. Je suis revenu sur le Cratère de Cendre avec de l'aide, en espérant vous trouver. Sur mon honneur de Calciné, je vous promets que je me battrai à vos côtés jusqu'à la fin. "