XLIV. Foyer
Ses compagnons repartis en direction de la troupe Istiole, Arse emboîta le pas à Thylis, déjà devant. Malgré la cadence décidée du guerrier, il ne tarda pas à la rattraper, plein d'espoir pour sa rencontre à venir.
" Qui est votre chef de caverne ? interrogea-t-il d'une voix fluette afin de détendre l'atmosphère pesante qui s'était installée.
— Vous verrez bien. A quoi bon vous le dire si vous le rencontrerez dans quelques minutes ?
— Je préfère savoir à qui j'ai affaire, surtout quand il s'agit de lui sauver les écailles.
— Vous êtes bien arrogant pour quelqu'un qui, d'ici quelques instants, se retrouvera seul entouré d'inconnus armés.
— Arrogant ? Non, je suis réaliste et conscient de mon objectif.
— Je dirais plutôt que vous êtes conscient de vos rêves et moins absorbé par la réalité.
— Qu'insinuez-vous ? rétorqua Arse, agacé de ces sous entendus.
— J'insinue que vous êtes un imposteur. Le dernier des Calcinés ne se pointerait pas de cette manière, après plusieurs semaines d’absence, aussi entouré et hautain envers son propre peuple. Et surtout, le dernier des Calcinés n'aurait pas l'âge d'un lézardeau."
Une vague de colère envahit brusquement Arse. Comment ce guerrier osait-il le dénigrer de la sorte ? Lui, qui faisait tout pour sauver son peuple était traité d'imposteur ? Écœuré par cette injustice injustifiée, il retint le feu qui montait à ses poings et s'efforça de rester aimable :
" Je regrette que vous ne me croyiez pas. Sincèrement. Je serais tenté de vous prouver mon statut mais je suppose que vous trouveriez une autre raison de le nier.
— C'est vrai. Comment se fait-il que les Calcinés n'aient rien fait alors que chacune de nos cavernes se faisaient pulvériser par les gnomes ? Comment se fait-il que le dernier des Calcinés, encore faudrait-il qu'il existe, n'ait pas levé le petit doigt pour protéger son peuple ? se lamenta Thylis sans jeter un regard à son compagnon.
— Il me semble que le Dernier des Calcinés ne vous aurait pas abandonné. Il aurait réfléchi et analysé sa situation. En l'occurrence, une guerre qu'il n'a aucune chance de gagner seul. Le seul réflexe logique serait donc d'aller chercher de l'aide. Et mon instinct me dit que ces secours attendent à l'extérieur de votre caverne, patients mais déçus. Ils se voyaient accueillis comme des héros, et les voilà laissés à la porte comme des moins que rien. Eux, qui avaient tant entendu parler de l'honneur infaillible des lézards, de leur sens du devoir, de la justice... Où sont donc passées ces valeurs ?"
Alors qu'Arse concluait sa tirade, Thylis le guida au cœur de la place du marché, à l'extérieur de la grotte. Ici, des dizaines de lézards, aux écailles éclatantes et lumineuses, se côtoyaient autour d'étals garnis de viandes, de racines et de matériaux en tout genre. L'ambiance paisible et bercée par les exclamations des commerçants, sonnait aux oreilles d'Arse comme le calme avant la tempête. Tandis que ses yeux suivaient avec amusement deux jeunes enfants gambadaient entre les jambes des adultes, une vison, un souvenir enfoui, s'imposa immédiatement à son esprit.
Autour de lui, tout était similaire. La même ambiance joyeuse et imprégnée de quotidien, les mêmes marchandises, les mêmes sujets de discussion... Déjà, Arse avait observé deux enfants s'amuser entre eux, comme si rien ne clochait. Pourtant, quelques minutes plus tard, le feu déchirait le ciel alors que les premières boules de métal s'écrasaient au sol, parmi la foule, au marché, dans la caverne. Des roches volaient dans un chaos terrifiant quand une voix féminine, reconnaissable entre toute, s'était exclamée avec autorité :
"Tous à l'abri ! Une attaque des gnomes ! Protégez-vous !"
Le hurlement résonnait encore aux oreilles du Calciné au moment où Thylis grogna, le faisant revenir à la réalité :
" Dans vos rêves ? Nous allons entrer dans la caverne, pas de mouvements brusques c'est compris ?."
Alors qu'il balayait sa rêverie d'un geste de la main, Arse acquiesça brièvement avant de reporter son attention sur son environnement. Derrière eux s'évanouissait le marché, laissant place à l'immense arche qui tenait lieu de porte à la grotte. De chaque côté de l'édifice, deux gardes armés de pieux suivirent d'un regard impressionné les écailles brûlées du jeune lézard. Amusé et heureux d'être enfin reconnu, il hocha respectueusement la tête vers les deux hommes ébahis. Tandis qu'il pénétrait dans la caverne, des milliers de souvenirs resurgirent de son esprit préoccupé, à la fois heureux et teintés de nostalgie.
Dans la roche volcanique qui formait les parois de la cité troglodyte, de nombreuses alcôves avaient été taillées si grossièrement qu'elles conservaient l'impression de naturel qui se dégageait de la grotte. Sur l'un des flancs, une pente douce menait à un second étage dans l'immense cavité avant de se poursuivre jusqu'à un troisième palier. Le foyer d'Arse ne comportait qu'un niveau, mais était bien plus étendu. Chaque aspérité de la pierre, chaque odeur qui se dégageait d'une alcôve, chaque bruit de pas dans la poussière, faisait remonter un flot intarissables de souvenirs à sa mémoire. Tout autour de lui, d'autres lézards s'affairaient dans leurs habitats, lieu de travail ou ruelle, sans lui prêter la moindre attention. Parfois, il percevait de petites voix malicieuses chuchoter à l’oreille de leur camarades :
" Tu as vu ? Là-bas, un Calciné !"
Ému de se sentir à nouveau parmi les siens, Arse dédia un sourire radieux à Thylis, dont la moue méfiante n'avait pas quitté le visage.
" Quoi ? Ce sont les trois étages qui vous mettent en extase ?
— Non, juste le fait de revoir mon peuple. De revoir leurs écailles, d'entendre leur voix sifflantes, de sentir le ragoût d'Uracus... De retourner chez moi..."
Étonné d'une réponse aussi touchante de la part de celui qu'il prenait pour un imposteur, Thylis se sentit obligé, pour combler le vide, de présenter son foyer :
" Bon, très bien... Ici, ce sont majoritairement les échoppes et boutiques en tout genre, ainsi que les entrepôts pour le marché. Au dessus, nous allons y arriver, vivent la plupart des habitants. Nous parvenons à loger tout le monde en un étage mais, de fait, au fur et à mesure que la population s’était accrue, nous avions été forcé de rétrécir les alcôves. Aujourd’hui, malheureusement, beaucoup sont vides, en deuil de leur propriétaires...
— Et, je suppose, que tout en haut, les chefs de caverne et les soldats trouvent refuge.
— Tout à fait. Les terrains d'entraînement, les braquements, tout est là-haut et plus confortable. Il faut bien récompenser ceux qui risquent leur vie..."
Contre les gnomes, tous risquent leur vie, qu'importe leur situation, croyez-moi... Arse se retint d'exprimer ses pensées à voix haute, de peur de vexer le guerrier.
" Chez moi, les Calcinés vivaient avec leur famille, comme n'importe quel lézard. Mais il faut dire que nous n'avions pas autant de place qu'ici. Vous avez de la chance d'avoir un abri aussi immense.
— Oui, c'est vrai que la plupart des autres grottes sont bien plus étroites."
Leur marche se poursuivit en silence, d'abord au milieu des habitations puis dans l'étage dédié aux gardes et aux dirigeants. Bien que le troisième palier fût plus étroit que les deux précédents, la taille gigantesque des deux uniques alcôves qui le perçaient avaient de quoi éveiller l'admiration.
" A droite, les braquements. A gauche, le chef de caverne."
Sans plus d'explications, Thylis embarqua le Calciné dans l'alcôve de gauche, un long couloir illuminé par de grands braseros.
" Je préfère vous laisser finir le chemin, c'est tout droit. Le chef n'aime pas vraiment être dérangé en ce moment. Je ne sais pas si je dois vous le dire finalement mais... Bonne chance. "
Puis, sans un regard en arrière, Thylis se détourna et repartit dans la direction opposée, seul l'écho de ses pas indiquait désormais sa présence lointaine.
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