XLVI. Frères ennemis
Quand, malgré toute sa détermination, la douleur ses muscles se répercutait dans tout son corps, les pieds griffus du Calciné effleurèrent enfin une nouvelle matière. Une roche incroyablement lisse, comme polie. Le corridor avait débouché sur une gigantesque pièce ronde zébrée de lave, où toute aspérité de la pierre avait disparu. Au centre de cette salle trônait une lourde table de roche volcanique, recouverte de cartes en tous genres et entourée de plusieurs sièges grossièrement taillés. Malgré la distance qui le séparait du meuble, Arse crut apercevoir une silhouette avachie sur la plus imposante des chaises, dont la tête retombait mollement sur le bureau. Prudemment et sans quitter cette présence des yeux, il s'en approcha en silence. La lueur rougeoyante de la lave dansait paresseusement sur les écailles verdâtres de l'inconnu. Du bout des doigts, Arse effleura son épaule, sans provoquer la moindre réaction. De ses minces narines se dégageait un léger filet d'air. Était-ce le redoutable chef de caverne ? Qui qu'il soit, cet homme, bien qu’apparemment très âgé, était vivant et finirait forcément par se réveiller. Surpris d'un tel accueil, le Calciné reporta son attention sur les multiples plans sur lesquels le lézard semblait avoir travaillé.
Celui qui reposait entre les mains du vieillard illustrait les différents reliefs qui entouraient la caverne, ainsi que les issues disponibles en cas de fuite. D'autres montraient des formations de batailles, des techniques de combat ou bien les principes de fonctionnement des étranges technologies gnomes. L'éventualité d'une attaque hantait donc le chef de caverne. Alors qu'il s'intéressait davantage à la carte qu'enserrait les griffes du lézard épuisé, Arse remarqua une étrange forme sur ses genoux. Le plus délicatement possible, il décala le bras écailleux et se pencha pour ramasser le parchemin tombé de l'immense bureau. Bien qu'il n'eût pas lu depuis un temps qui lui semblait infini, Arse parvint à déchiffrer les quelques mots qui figuraient sur la lettre, apparemment écrits de la main du chef de caverne.
Caporal, supérieur, commandant ou qu'importe votre nom, moi, Riast Langue-de-Roche, premier du nom, dirigeant de la grotte de l'Aiguille, désormais "dernier bastion du peuple lézard" vous adresse cette missive. Depuis plusieurs siècles, un conflit déchire notre cher Cratère de Cendre, j'espère ne rien vous apprendre. Durant ces siècles, mon peuple, digne héritier du feu qui brûle en ce pays, a combattu, repoussé son envahisseur. Aujourd'hui, les rôles se sont inversés. Les cadavres de mes confrères souillent comme des déchets la poussière de notre terre. La victoire est vôtre, les lézards ne sont plus qu'une poignée, et, surtout, ils sont à votre merci. Nous avons perdu et, aujourd'hui, c'est à grand regret que nous refoulons notre honneur pour reconnaître votre puissance. Je vous accorde que ce territoire est désormais le vôtre et je ploie le genou bien bas, néanmoins, je ne peux m'empêcher de vous demander une faveur, que, dans votre suprême bienveillance, vous ne sauriez que m'accorder. Je vous supplie d'épargner les derniers représentants de mon peuple, qui ne représentent désormais aucune menace. Nos guerriers de légende ont disparu et plus personne ne saurait rassembler une armée digne de défier votre grandeur. Si la véritable cause de cette guerre insensée était de gagner des territoire pour favoriser votre expansion, votre objectif n'est-il pas atteint ? Pourquoi poursuivre le conflit alors que vous possédez ce que vous désiriez ? Ne serions-nous pas capables de vivre en paix comme des peuples frères et indépendants, non pas comme des ennemis ?
J'ose implorer la paix. Paix, ce nom ne pourrait-il pas devenir notre relation ? Quand le fragile équilibre s'est-il brisé ? Rassemblons les morceaux, repartons, plus légers et libres que jamais car désormais, rien ne saurait vous atteindre. Je suis vieux, frère ennemi. Assez vieux pour avoir remarqué le récent dépérissement de notre Cratère de Cendre. Je sens la mort étendre ses cruels filets jusqu'à mon cœur alors que j'écris ces mots. Ces jours seront pour moi les derniers, aucun illusion ne trouble ma vision. Je n'ai jamais eu peur de toute ma longue existence. Jamais, avant aujourd'hui. Maintenant, j'e crains de mourir sans distinguer une lueur d'espoir au sein de cette terre que je chéris. Si ma demande de paix était acceptée, je pourrais alors enfin m'en aller avec une lumière pour me guider au cœur des ténèbres. J'espère que votre volonté vous a poussé à lire l'entièreté de cette missive et, si oui, je vous en remercie. Ce sont les vœux d'un vieux lézard que vous scrutez, pensez-y lorsque viendra le temps de la décision.
A votre disposition, pour un temps du moins
Riast Langue-de-Roche, premier du nom, dirigeant de la grotte de l'Aiguille, dernier bastion du peuple lézard.
Avec un crachat écœuré, Arse broya la lettre entre ses griffes. Quelle naïveté ! La paix ? Avec des gnomes ? Mais qu'espérait donc ce vieux reptile ? Des colombes immaculées planant gracieusement au dessus des cadavres de sa famille ? Bouillonnant de rage, il empoigna fermement la gorge du dirigeant exténué, et sans piper mot, il le souleva avant de le plaquer contre l'une des parois polies de la salle. Le bruit sourd du crâne contre la pierre réveilla brusquement le lézard, qui releva la tête avec panique.
"Qui êtes-vous ? Lâchez-moi immédiatement, vous n'avez rien à faire dans mon bureau ! souffla-t-il d'une voix étranglée, où se confondaient surprise, douleur et fatigue.
— Je suis Arse le Sombre Écaille, dernier des Calcinés. L'un de vos gardes m'a invité à vous rejoindre et je ne le lâcherais pas le traître que vous êtes !"
A ces mots, il cracha au visage du vieil homme tout en laissant retomber au sol les miettes de la missive.
" La paix est-elle devenue une traîtrise ? Qu'on fait les Calcinés tandis que mon peuple se faisait décimer ? Facile de hurler à la félonie lorsque l'on ne daigne pas lever le petit doigt pour une cause !
— Ne daigne pas lever le petit doigt ? Vous n'avez aucune idée de ce que j'ai traversé pour revenir jusqu'ici alors cessez vos sarcasmes puérils. Avez-vous oublié les atrocités commises par ces monstres ? Ces monstres que vous implorez comme une proie ? Qu'arrive-t-il à ce peuple que j'ai connu courageux ? Désormais vous souhaitez courber l'échine devant les gnomes ? Les lézards sont-ils devenus larves ?"
Avec un reniflement dédaigneux, Arse relâcha le vieil homme et l'envoya d'un geste sec vers son fauteuil. Avec un soupir éreinté, le dirigeant s'affala dans le siège, le bout de ses griffes frottant soucieusement ses tempes.
"Pourquoi êtes-vous revenu ? Pour me sermonner ?
— Non. Pour aider mon peuple. Mon peuple, si divergent du vôtre. Mon peuple qui se battra jusqu'à la fin, jusqu'à la victoire ou jusqu'à la mort. Mon peuple qui ne rampera jamais devant les assassins de ses confrères. Mon peuple bien différent d'une vulgaire larve.
— Comptez-vous changer le cours d'une guerre depuis longtemps perdue à l'aide de vos deux petits poings ? Navré mais je ne crois plus aux miracles depuis.
— Des centaines de petits poings comme vous dites. Des petits poings puissants et doués d'une puissante magie. Des petits poings capables de défaire les gnomes.
— Des magiciens ? Où avez-vous donc trouvé des centaines de magiciens? Ne venez-vous pas de vous proclamez comme le dernier des Calcinés ?
— Je le suis. Mais j'ai cherché de l'aide durant plusieurs semaines, et désormais me voilà revenu, et pas seul.
— Et où se trouve donc cette armée ? Ici ?
— A votre porte, sur le pied de guerre. Et ce n'est pas une armée, c'est une alliance."
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