LII. Dans les cieux
Maya jeta un regard intrigué au Gardien. Celui-ci, la mine pensive et inquiète, releva des prunelles graves vers elle.
" Nous n'avons pas d'autre idée... Il n'y a plus qu'à espérer que leurs canons ne tirent pas dans le ciel..."
Sans plus d'explications, Feorl se releva et se dirigea, flanqué de Sangaë, puis de Tilaë, vers l'attroupement de son peuple. Lézards comme Istiols tanguaient d'un pied sur l'autre, les yeux rivés vers les flammes vacillantes à l'horizon. Plus aucun bruit ne parcourait leur groupe, seuls les cœurs battants à tout rompre rythmaient de leurs tambourinements l'ambiance pesante. Les Gardiens s'engouffrèrent au sein de ce rassemblement, et bientôt, disparurent de la vue de leurs compagnons. Après quelques instants de calme complet, où nul n'osait bouger d'un pouce ou émettre le moindre son, la voix fluette de Feorl s'éleva, teintée d'autorité et de charisme :
" Istiols, lézards ! Vous êtes ici pour la dernière charge de votre peuple, ou de vos alliés ! Cette charge, symbole de justice et de vengeance, de rébellion et de liberté ! Je vous assure que, qu'elle qu'en soit l'issue, elle restera gravée dans les mémoires de tous ! Personne ne l'oubliera ou ne renoncera à chanter ses louanges ! J'ai néanmoins la tâche, lourde ou fière, de vous annoncer que cette charge n'aura pas lieu..."
Le Gardien marqua une légère pause, qui laissa le temps à tous d'exprimer leur étonnement, colère ou dépit. Puis, avec un sourire narquois et des yeux à nouveau pleins de malice, il reprit, plus fort, plus clair, plus enthousiaste que jamais :
" Cette charge n'aura pas lieu, de la manière dont vous l'attendiez. L'époque n'est plus aux vulgaires charges où tous couraient comme des bêtes sauvages vers leur objectif, tête baissée, droit vers le danger, mais surtout, vers la mort. Non, cette époque est révolue. Certains appelleront cela lâcheté, je le nommerai quant à moi audace. Qui, ici, a déjà aperçu une charge se dérouler par la voie des airs ? Personne, je m'en doutais. Là gît donc l'audace ! Aujourd'hui, nous ne mourrons pas comme des proies sous les feux ennemis, aujourd'hui, nous ne mourront avant d'avoir atteint le moindre de leurs semblables ! Aujourd'hui, nous changeons la donne, aujourd'hui nous gagnons la guerre... Je suis certain que les plus malins d'entre vous ont déjà compris les fondements de notre stratégie, mais pour les plus lents, je me dois de vous l'expliquer dans les plus brefs délais, car le temps presse !
Frères et sœurs Passagers ! Je n'ai plus le loisir pour les longs discours d'encouragement ! Je vous demande donc d'accomplir ce pourquoi vous êtes venus : user de votre magie ! Je veux des aigles devant moi ! Au moins autant que le nombre de nos compagnons qui, malheureusement pour eux, ne savent pas voler ! Les autres, par deux, un volant, un terrestre ! Nous allons opérer à un largage au sol... conclut-il avec un clin d’œil mystérieux."
Immédiatement, tous les Istiols hochèrent la tête et obéirent au plus puissant des Gardiens. Sous le regard ébahi de leurs alliés lézards, leur forme changèrent, certains se parèrent de plumes, de serres et d'ailes gigantesques tandis que d'autres tombaient lourdement à quatre pattes, se couvraient de fourrure, s’équipaient de griffes acérées et de crocs luisants. En à peine quelques secondes, les gardes lézards furent entourés d’immenses aigles au port altier, de loups, de crocodiles, de tigres, de gorilles et autres animaux en tout genre, deux fois plus gros que la moyenne.
Feorl, lui, avait opté pour le plus titanesque des animaux de la Grande Forêt, que lui seul était parvenu à maîtriser, d'où son titre de plus puissant des Gardiens. Comme lors de leur fuite de l'arène, Maya, Saylin et Arse aperçurent le petit homme se changer en colossal ours brun, qui surmontait d'une bonne tête toutes les autres créatures.
A son côté, Tilaë s'était silencieusement changée en une majestueuse chouette, au plumage décoré d'arabesques étranges, aux serres aussi tranchantes que des rasoirs et à l'envergure plus impressionnante que celle des aigles de ses congénères. Si Feorl semblait apprécier les animaux terrestres, Tilaë paraissait plutôt faite pour les oiseaux, gracieux et subtils.
Puis, d'un seul mouvement, elle s'éleva dans les airs, saisit l'ours aux épaules et le souleva comme s'il ne s'agissait que d'une plume. Ses congénères l'imitèrent, certains choisissant de transporter deux gardes lézards tandis que d'autres optaient pour un de leur confrère transformé.
Alors que les trois amis assistaient, perplexes, à la mise en oeuvre du plan de leur compagnon, ils sentirent également des griffes les attraper aux épaules, et, d'un simple battement d'aile, les décrocher du sol. Si Arse se retint de crier en apercevant la caverne rétrécir sous ses yeux, ce ne fut pas le cas de Maya qui déchira le ciel d'un hurlement de terreur, horrifiée par les fumées incandescente qui l'entourèrent, le sentiment de cécité qui l'envahit et la douleur des serres plantées au dessus de ses bras.
Concentrée sur sa respiration pour ne pas lâcher prise comme son amie, Saylin distingua, au loin, l'une des flammes s’éteindre avant qu'un bruit sourd, comme un roulement de tonnerre, n'emplisse l'atmosphère. Bien qu'elle ne discernât pas le boulet en mouvement, elle comprit que les premiers canons venaient de faire feu. Alors que les tirs atteignaient leur cible, l’immense arche à l'entrée de la grotte, qu'il avaient quitté il y a quelques minutes à peine, vola en éclat, projetant des débris de roches aux alentours. Saylin tourna tant bien que mal son regard vers Arse et ses camarades lézards et constata avec chagrin que tous avaient assisté à la scène, dépités.
Cependant, aussitôt le choc passé, le Calciné, fermement enserré par un énorme rapace, s'écria avec rage :
" Ils viennent de se rende compte que nous ne sommes plus dans leur ligne de mire ! Nous devons y aller maintenant ! Istiols, volez aussi vite que possible vers les flammes et larguez-nous au cœur de leur armée ! A la mort ! A la liberté ! s'époumona-t-il en pointant son poing vers l'avant."
Toute la flotte de rapaces, auparavant en vol stationnaire, se mit en mouvement et fusa à travers les nuages de cendres et de braises. Le silence était retombé, seulement ponctué des doux battements d'ailes des oiseaux. Pourtant, tous savaient que cela ne durerait pas. Il n'était qu'une question de temps avant que de nouveaux tirs ne résonnent, sur le mur de Maya ou bien sur eux. Chacun profitait des derniers instants paisibles avant que la mort ne les frôle ou ne les étreigne...
Comme perdue dans ce sublime moment d'apaisement, Maya ne vit pas le temps passer. Depuis combien de jours, de mois, d'heures ou de minutes flottait-elle dans ce ciel grisâtre ? Elle n'aurait su le dire. Néanmoins, quand un nouveau choc sourd envahit l'espace, qu'un sifflement strident effleura ses oreilles alors que le boulet de canon allait s'écraser sur le Pic derrière elle, la Reflétée se rendit enfin compte de la précarité actuelle de sa vie. D'autres détonations suivirent celle-ci, de nouveaux tirs fusèrent à travers les fumées, provoquèrent une brusque terreur au sein de la flotte. Quand le premier hurlement de douleur retentit, tous se contorsionnèrent pour apercevoir la silhouette claire d'un Istiol, revenu à sa forme naturelle pour ses derniers instants, chuter au cœur des ténèbres dévorantes du Cratère de Cendre. C'est seulement à ce moment-là, alors que le premier défunt rejoignait les abîmes de la mort, sur une terre qui n'était pas la sienne, pour une cause dont il ignorait les fondements, que chacun comprit que l'enfer venait seulement de débuter.
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