LVIII. Monstres ou pantins ?

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D'un bond disgracieux, Gork descendit de son perchoir et écrasa sans considération le cadavre d'un de ses propres soldats. Effrayés par la réaction de leur supérieur, les artilleurs s'étaient reculés et observaient en coin la confrontation en devenir. Soudain, quand Feorl atterrit aux côtés du Calciné, crocs dévoilés, poil hérissé, tous se détournèrent et s'empressèrent de retourner au combat. Nul n'avait envie d'assister au déroulement de ce conflit dont les seuls combattants suffisaient à mettre en fuite un bataillon entier.

D'un côté, les yeux de flammes et de glace d'Arse et du loup, de l'autre, le regard borgne et vicieux du caporal-machiniste. Une bulle s'était formée autour d'eux, exclus de la bataille environnante. A pas légers, le gnome s'avançait vers ses adversaires, les mains levées vers le ciel mais mais le sourire dément bel et bien présent. Pressentant une attaque d'un instant à l'autre, Feorl se raidit, tendit ses muscles et se prépara à sauter à la gorge de cet inconnu qui lui avait fait goûter à la mort. Mais Arse lui posa une main ferme sur le flanc, comme pour l’arrêter dans son élan. Intrigué, le Passager lui jeta un bref coup d’œil, tout en surveillant leur ennemi.

" Tu ne peux pas m'aider, souffla solennellement le Calciné sans lui rendre son œillade. C'est mon combat, je me dois de le mener à la loyale."

Pour toute réponse, le loup émit un grondement furieux. Quel idiot ! Face à un monstre comme celui-ci, qui avait apparemment tiré dans ses propres troupes, dans leur dos, il osait parler de duel à la loyale ? Maudits soient les lézards et leur sens de l'honneur suicidaire ! Toutefois, Feorl n'avait pas l'âme de refuser la demande de son ami et, fulminant, se détendit et recula de quelques pas, les sens toujours aux aguets. Il n'avait beau pas savoir qui était cette atrocité de la nature, il pressentait en lui quelque chose d'instable, de dangereux.

Comme pour confirmer les pensées de Feorl, le caporal éclata d'un rire sec et aigu, épouvantable pour les tympans et l'âme. Un fou. Un combat loyal avec un fou. Où s'est-il encore fourré ? se démoralisa le Gardien.

Dépité et impuissant, il finit par se détourner de ce duel dont il ne voulait connaître l'issue et s'engagea dans la bataille alentour. A nouveau, ses crocs déchiraient, ses griffes fendaient chair et poussière, les cadavres s'amoncelaient sous ses pattes. Et pourtant, il se sentait vide. Il ne trouvait plus de sens à cette bataille où quiconque, peu importe le camp, pouvait être assassiné d'un boulet de canon dans le dos. L'affreuse impression d'être à nouveau dans l'arène le saisit. Tuer, tuer, tuer, jusqu'à oublier pourquoi. Tous ces gnomes étaient-ils des monstres comme le prétendait Arse et ses confrères lézards ? Ou bien leurs crimes n'avaient-ils été commis que par une poignée d'entre eux ? Ce jeune gnome qu'il venait de taillader était-il fondamentalement un tueur, un monstre ? Ou bien était-il un mouton, auquel on a répété les mêmes paroles, depuis l'enfance jusqu'à ce qu'il parte en guerre, sous les instructions d'un dément sanguinaire ?

Feorl ne s'était jamais posé la question, trouvait le moment bien mal choisi pour le faire mais ne pouvait s'en empêcher. Saisi d'une brusque répugnance à ôter la vie de ces petits êtres de nuit, il se détourna et décida de suivre sa première idée : retrouver Maya, qui n'avait pas donner signe de vie depuis le début de la bataille.

***

Alors que le loup blanc se retirait, la mine basse, le caporal cracha au visage d'Arse :

" Tu fais cavalier seul ? Dommage, ce toutou t'aurait été bien utile... Mais bon tant pis, on fera sans ! Cela sera moins amusant...

— Que voulez-vous ? Pourquoi cette guerre ? questionna le Calciné décidé à gagner du temps."

Il discernait peu à peu, sous les mains levées de son ennemi, les plaques de métal qui recouvraient ses défunts soldats trembler, comme dotées d'une volonté propre. Arse avait déjà aperçu un caporal-machiniste à l'oeuvre, mais jamais d'aussi près. Bientôt ces morceaux de métal se rassembleraient pour former un " automate" destructeur et presque invincible.

" Ce que je veux ? Le gnome explosa à nouveau de rire. Je veux le meilleur pour mon peuple. Une terre qui lui est propre par exemple. Vous ne pouvez pas comprendre, vous qui avez décidé que ce territoire était le vôtre !

— Nous avons toujours vécu en harmonie, pourquoi cette guerre insensée ? répliqua Arse, toujours concentré sur le frétillement du métal, qui allait désormais jusque sous ses griffes."

Doucement, des plaques se détachaient de leur porter et s’élevaient dans la nuit. Le lézard s’efforça de surveiller cette machine en formation, qui le séparait maintenant de son ennemi. Le gnome s'était d'ailleurs arrêté dans son avancée et semblait se délecter des questions du Calciné. A pas lents, Arse entreprit de contourner l'automate tandis que son adversaire clamait la magnificence de sa race.

" Tu ne peux pas comprendre ! Tu as toujours vécu dans une tribu triviale et simpliste, sans cesse confrontée à la nature. Mon peuple, au contraire, se développe, progresse, et a besoin d'espace. Nos villes s'étalent, notre population croît, nos technologies innovent... Et nous devrions nous arrêter pour des êtres primitifs comme vous ? Quelle blague ! Rien n'arrêtera mon peuple, le fidèle peuple de la sérénissime Kazroka ! hurla Gork d'une voix stridente, où vibraient exaltation et folie.

— Qu’avez-vous dit ? Kazroka ?"

Le nom donnait une désagréable impression de déjà vu au Calciné. Sans cesser de contourner la machine en devenir, il fourrageait dans ses pensées, à la recherche de ce souvenir qui lui semblait remonter à une éternité. Qui pouvait être cette femme ? Leur reine ? Non, les gnomes étaient dirigés par les maire de leurs hideuses cités. Où avait-il, bon sang, entendu ce fichu nom ? Intérieurement, Arse fulminait mais accueillit, pour la première fois de son existence, les paroles de son adversaire avec joie.

" Notre déesse ! Mère et protectrice des gnomes, guide à travers l'obscurité, conseillère de ses fidèles serviteurs..."

Enfin ! Tout reprenait sa place. Les souvenirs émergèrent dans l'esprit d'Arse. Kazroka, déesse du courage et du métal. Dans la cité d'Aïane, Aëstelle et Maëross, les Immaculés leur avait expliqué le mystérieux panthéon divin qui régnait sur les quatre anneaux... Et si Aïa de l'eau, Ozen de l'air, Berethil de la terre et Silassia du feu avaient chacun reçut un peuple et un anneau, ce n'était pas le cas de Kazroka. La seule dont la population avait dû cohabiter avec une autre. En outre, les deux sages leur avait également affirmé qu'Aïa était la seule à avoir révélé son existence à ses fidèles. La déesse gnome avait-elle suivi cette exemple ? Envahi de questions et de ce qu'impliquait leurs réponses, Arse se figea.

" Depuis combien de temps connaissez-vous son existence ?

— Je n'en ai aucune idée vermisseau ! Une chose est sûre, poursuivit Gork avec un sourire sadique, elle était là lors de la destruction de ta grotte !"

Le cœur du Calciné manqua un battement. Petit à petit, ses doutes se fondaient, ses théories s’échafaudaient, toutes plus sombres les unes que les autres. Poussé par l'inquiétude, il se remit à marcher autour des plaques de métal tournoyant dans l'obscurité, qui le dissimulaient totalement de la vue du caporal.

"Est-ce-t-elle qui vous l'a demandé ? articula-t-il péniblement.

— Qui d'autre ? C'est elle qui dirige cette guerre, voilà pourquoi nous sommes certains de notre victoire !"

Au moment même où Gork prononçait cette terrible phrase, un immense "clac" retentit dans la pénombre. Un étrange assemblage de métal et de poussière flottait devant Arse, moitié humanoïde, moitié canon, toutes ses armes pointées vers lui.

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