LXII. Espoir

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Un hurlement profond guida Saylin dans les ténèbres de ses songes. Elle était perdue, au milieu d'individus aux visages qui résonnaient à sa mémoire mais dont elle ne parvenait pas à associer un nom. Un flou, un tourbillon embrumé. Un homme lézard aux écailles brûlées, une jeune fille vêtue de bleu, une gnome en toge immaculée, de petits êtres verdâtres... Et un loup. Un immense loup blanc qui traversa l'ouragan de ses pensées et parvint à en trouver la sortie. Intriguée, Saylin le suivit sur les chemins de son esprit épuisé. Elle croisa un homme barbu, à l'air rustique, mais dont la douceur qu'elle percevait au fond des yeux lui procurait un profond sentiment d'affection. Sans une parole, elle lui passa devant, le salua d'un bref signe de tête. Dans les tréfonds de son âme, tout semblait léger, limpide et lent. A pas feutrés, elle rejoignait le loup, à peine plus matériel qu'un fantôme. A travers sa silhouette translucide, elle distinguait les autres chemins tortueux qu'elle avait empruntés. Puis, le loup bondit en avant et disparut, comme s'il s'était effacé. Prise d'une terreur irraisonnée, Saylin se précipita sur le lieu de sa disparition, en détailla le moindre contour. Rien. Pleine de doute, la jeune fille sauta de la même manière, avec pour seul désir de le rejoindre.

Aussitôt, Saylin se réveilla en sursaut. Paniquée, elle se redressa et contempla avec stupéfaction sa situation. Partout autour d'elle, des dos et des cadavres. Des dos de lézard, en cercle, avec elle pour centre. Sur le sol, de la cendre, de la poussière, du sang. Surprise, Saylin bondit sur ses pieds, les yeux levés au ciel pour fuir cette réalité épouvantable. Les cieux, pleins de fumées, se teintaient encore d'une touche grisâtre et morne, parfois déchirée d'explosions rougeoyantes. Détonations, cris, douleurs inouïes. La jeune fille tremblait sur place. Horreur, peur et colère se battaient pour contrôler son cœur. Tétanisée, Saylin peina à tourner sur elle-même pour couvrir l'entièreté du champ de bataille. A ses pieds reposait un petit corps endormi, semblable aux êtres verts de son esprit. Que s'était-il passé ? Qui était-ce ? Ses souvenirs n'étaient que brouhaha informe et embrouillé.

Enfin, entre l'épaule de deux lézards, la jeune fille l'aperçut. Une silhouette blanche, qui fendait la terre calcinée telle une flèche. Elle se hissa sur la pointe des pieds pour mieux l'admirer. Un loup. Blanc comme la neige de son pays. Il l'avait guidé, sorti des méandres ténébreux de sa propre conscience. Son nom s'imposa à elle comme un coup de tonnerre : Feorl. Sur son dos, deux formes plus petites tâchaient de ne pas tomber. L'une, noire comme la nuit, l'autre, bleue comme l'eau. Arse et Maya. Avec exaltation, Saylin sentait ses souvenirs revenir, sa mémoire se raviver. Le don d’énergie, l'épuisement, la mort évitée... Mais où était-elle ? Entre les lézards et le loup, elle discernait une troupe, caparaçonnée de métal. Des gnomes. La bataille se poursuivait, le cercle de lézards perdait du terrain, lentement mais sûrement. Mais elle ? Durant quelques secondes, Saylin détacha ses yeux de ses amis et contempla à nouveau l'environnement. Elle et Tilaë étaient au centre du cercle... Tous ces lézards les protégeaient ! Elles étaient le cœur de la formation, inutiles et endormies, tandis que d'autres mouraient pour les sauver. Un affreux sentiment de frustration, mêlé de reproches envers elle même, lui saisit douloureusement les entrailles. Elle n'avait pas pour habitude de jurer et retint donc avec difficulté son mécontentement.

Alors qu'elle se concentrait à nouveau sur la charge, celle-ci arrivait au abords de l'armée gnome, dans le dos des soldats. Un hurlement rageur, si puissant qu'elle l'entendit même de sa position, déferla de la bouche d'Arse tandis que, profitant de l'effet de surprise, Feorl se repliait sur lui même, bandait ses muscles et bondissait sous le nez des gnomes. Contre toute attente, la bête survola comme par magie l'entièreté des troupes, puis des lézards avant de s’écraser au centre du cercle juste à côté d'elle. Tous fixait les quatre amis, bouche bée. Les combats s'arrêtèrent soudainement, les soldats trop émerveillés par ce prodige pour poursuivre le conflit.

Sans se soucier une seconde des regards interloqués que l'on posait sur lui, Arse bondit au sol et se précipita vers elle. Saylin remarqua avec peine les nombreuses balles fichées dans son torse, dont les blessures dégoulinaient encore. Le Calciné ignora son expression grimaçante et la serra dans ses bras. Surprise, la jeune fille lui rendit son étreinte, comprenant qu'il avait besoin de soutien, de réconfort et de courage. Quand, finalement, sous les yeux attendris de Maya, Arse se détacha d'elle et planta son regard dans la sien, Saylin s'inquiéta de n'y percevoir qu'un brasier, ardent certes, mais nourri d'une rage froide et sanguinaire. Ce simple contact suffit à lui expliquer les événements. Elle perçut la colère bestiale qui l'avait poussée à tuer le caporal, mais surtout les doutes qu'avaient fait émerger ses paroles. Un terrible sentiment de désillusion envahissait le Calciné. ils n'étaient que les pions d'un plan bien plus vaste. Tout était prémédité, manipulé. Il s'en voulait de ne pas avoir compris dès les premiers instants, de ne pas avoir été à la hauteur, de ne pas avoir réussi à être le héros qu'il souhaitait être.

" Tu ne pouvais pas savoir. Tu n'es pas responsable de ce qui est arrivé. Mais nous avons la charge d'empêcher ce qui adviendra, souffla-t-elle.

— Je sais... Mais...

— Mais nous n'avons pas le temps, le coupa Feorl, à nouveau en forme Istiole, agenouillé auprès de Tilaë, en jetant un coup d’œil aux quelques lézards encore debout.

— Je sais bien. Cette guerre ne rime à rien. Selon les dires de Gork, Kazroka, la déesse gnome, a tout prémédité.

— Commet cela ? l'interrogea Maya.

— Elle dirige son peuple par l'intermédiaire des caporaux, et notamment de Gork. Elle a tout orchestré, de la destruction de ma grotte en passant par cette bataille, ainsi que tout le reste... Mais pas pour gagner des territoires....

— Mais pourquoi alors ? grogna Feorl.

— Pour libérer le Chaos, susurra Saylin.

— Pardon ?

— Saylin a raison, reprit Arse. Tout nous porte à croire que, si le Chaos advient, elle le contrôlera.

— Mais que pouvons-nous faire ?

— L'en empêcher.

— Plus facile à dire qu'à faire..."

Arse ouvrit la bouche, la referma. Saylin sentait son esprit bouillir, envahi d'une impression d'impuissance.

" Rallions les gnomes à notre cause ! s'exclama Maya. Tu as dit que Kazroka survivrait, mais qu'en est-il des gnomes ? De ces soldats, ici ?

— Elle a raison, renchérit Feorl. J'ai bien observé la bataille, et ces êtres-ci ne sont pas des monstres comme tu le crois. Ton caporal et cette déesse oui, mais pas eux. Eux se battent, meurent, pour des raisons qu'ils ne connaissent pas. Pour des idéaux qu'ils ne partagent pas. Ce sont des pions. Comme toi, comme moi. Ils n'ont pas la chance de pouvoir se rebeller."

Arse soupira, agacé par la pensée même que tous les gnomes n'étaient pas fondamentalement des êtres mauvais. Saylin se rapprocha à nouveau de lui, déposa une main délicate sur son épaule et souffla :

" Ils ont raison. Je le vois. Tu en doutes toi-même. Tes congénères et ces gens ne sont pas ennemis. ils sont frères, et ils auraient toujours dû l'être. Ne veux-tu pas leur laisser une chance ? La chance de se libérer du joug de cette déesse ? D'agir pour ce qui est juste ? Tu n'as pas besoin de me répondre, ajouta-t-elle alors qu'Arse ouvrait les lèvres, je sais que le Calciné que je connais ne dirait jamais non. Va."

Avec une moue peu convaincue, Arse hocha la tête. Alors que, d'un regard inquisiteur, il indiquait à Feorl qu'il nécessitait son aide, un immense nuage sombre, légèrement violacé, recouvrit le ciel et enferma les armées sous sa noirceur. Les brumes devinrent la seule source fébrile de lumière, juste à côté de Maya. Nous sommes la dernière lanterne qui illumine les ténèbres, songea Saylin tandis qu'elle crispait ses doigts autour de son bâton.

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