LXXI. Bien et Mal
En quelques pas, Saylin retrouva ses amis dans son champ de vision. Les geysers de lave, prêts à exploser à tout instant, les tourbillons de flammes autour de la tête d'Arse, l'aura violacée qui s'émanait de l'Immaculé... Un cauchemar. Même dans se rêves les plus affreux, Saylin n'aurait jamais imaginé apercevoir cela un jour. Elle ne comprenait pas. Ce qui se passait lui échappait. Comme si elle se trouvait dans un monde différent du leur. Un monde où la violence n'avait pas besoin de raison pour exister. Un monde où cruauté, douleur et larmes se partageaient le cœur des habitants. Au plus profond d'elle-même, elle tâchait de se convaincre qu'Arse n'appartenait pas à ce monde-là. Mais le halo de rage que dégageait le Calciné, sa fureur froide et sans merci, plus bestiale que celle du loup, ne faisait que la démentir. Le lézard qu'elle avait considéré comme son premier ami de chair et de sang ne pouvait être un tueur sans pitié, un monstre guidé par ses pulsions. Et pourtant, l'image qu'il offrait à cet instant confirmait ses doutes. Elle l'avait déjà aperçu lors de le leur voyage en Terre des Vents, ou dans l'arène des Trois Blizzards, mais, chaque fois, l'impression s'était estompée. Aujourd'hui, en un coup d’œil, Saylin percevait le cœur du Calciné. Un cœur qui n'était pas le sien. Un cœur dévoré par la vengeance, la violence, la tristesse... La pitié que lui inspirait ces souffrances n'avait d'égal que l'inefficacité du combat qu'il s'efforçait de mener.
En effet, Arse avait repris son rythme effréné d'attaques et d'esquives, de sauts périlleux et de feintes, sans succès. Chaque fois, l'Immaculé évitait ou encaissait le coup, répliquait plus violemment encore, puis se régénérait. L'aide de Feorl ne changeait pas le cours de cette bataille perdue d'avance. Peu à peu, l'intensité des flammes autour d'Arse et la vivacité de ses frappes faiblissaient, au fil que son corps meurtri recevait les redoutables attaques de son adversaire. Bientôt, les deux combattants croulerait sous la puissance de l'Immaculé, et la guerre serait perdue. Arse mort, l’Équilibre rompu, le Chaos libéré sur les Quatre Anneaux. Le fin de toute chose...
Saylin ne pouvait accepter cette éventualité. Maya s'était sacrifiée pour cette cause, guidée par sa déesse. Des dizaines d'Istiols étaient tombés sous les coups gnome. Ces derniers avaient perçu leur erreur. Tous s'étaient unis contre une seule et même entité. Tout cela ne pouvait avoir été vain. L'idée de ne plus jamais ressentir la présence réconfortante de son ami le Vent lui était insupportable. La pensée que jamais Maya ne trouverait de sépulture, que jamais Arse ne formerait de nouveaux Calcinés, que Feorl ne passerait pas le restant de ses jours aux côtés de Tilaë et Sangaë, que tous les membres de ces armées ne diraient jamais adieu à leur famille avant la fin...
Alors que toutes ces pensées se répercutaient dans l'esprit de Saylin, celle-ci serra les poings. Il ne pouvait en être ainsi. Déterminée à faire changer les choses, la jeune fille se focalisa sur Maëross, qui tenait en respect sans le moindre effort ses deux adversaires.
Contrairement à son habitude, Saylin ne parvint pas à repérer le cœur, les sentiments, les pensées les plus fortes de l'homme. Bien que cela ne fût qu'une image mentale, elle eut l'impression qu'une véritable barrière entourait l'esprit du pantin du Chaos. Une barrière dont elle peinait à aborder la matière. Non... Ce n'est pas une matière... Saylin avait déjà ressenti cette forme de protection, bien plus menue, fine et fragile. Ici, elle paraissait dure comme la pierre, fruit d'une source éternelle et immuable, dévorante et envahissante.
La Siffleuse fouillait dans ses souvenirs afin de nommer ce concept, qui lui était totalement inconnu. Étrangement, il lui rappelait ce qu'elle percevait chez les bergers de son anneau, lorsqu'ils se moquaient d'elle. Un concept fondamental, puissant et destructeur, injuste et... Malveillant. Le Mal. Cette chose est le Mal incarné.
Saylin avait toujours appréhendé le Mal comme un concept étranger, disparu et inconnu, tellement rare qu'il paraissait inexistant. Sur sa terre du moins. Si les bergers étaient parfois dominés par le Mal, elle ne pouvait leur en vouloir. Ils étaient faibles, malléables, soumis, voilà tout. Mais la réalité ne semblait pas être la même sur ce pays. Le Chaos avait déjà répandu son influence parmi certains gnomes, rendant ainsi le Mal habituel.
Saisissant son courage à deux mains, Saylin focalisa à nouveau son esprit sur cette forme abstraite et confuse que formait le Mal au sein du Chaos, de Kazroka et de Maëross. La plus déterminée possible, elle s'approcha mentalement de cette muraille, tenta de s'y infiltrer... A peine avait-elle effleurer la paroi immatérielle qu'une puissance inouïe, à peine concevable, la rejetait.
Soucieuse de comprendre le fonctionnement de cette barrière de l'esprit, Saylin le scruta sous le moindre de ses aspects. Les ténèbres tortueuses qui le fondaient paraissaient étrangement denses, compactes. A un rythme lent, elles se chevauchaient, se chassaient, s’effaçaient avant de reparaître plus loin, le tout dans un ballet étrangement serein. Saylin avait beau s'attarder sur leur comportement, elle ne trouvait pas leur raison d'être, leur source. Chaque sentiment, morale, pensée, puisait son inspiration dans un événement, une raison d'être, une situation ou un objectif. Ici, rien. Ce flot de ténèbres et de Mal semblaient venir de nulle part et partout à la fois. De l'esprit même qu'il protégeait.
Il était inutile de tenter le passage en force. Cette entité tenait sa force de son porteur, un être ancestral et immortel. Mais Saylin pouvait confronter sa propre puissance à la sienne, sa propre bienveillance à cette malveillance. Le Bien qui l'animait depuis sa naissance au Mal qui le rongeait.
Satisfaite de cette idée, et sans quitter ce monde mental qu'elle avait forgé, Saylin repéra la force qui la maintenait en vie, sa raison d'être depuis qu'elle foulait cette terre. Elle ne parvint pas à le cerner sous toutes ces coutures, mais repéra aisément le Bien qui flottait en elle. Emplie de cette certitude, qu'elle agissait avec et pour le Bien, elle s'avança à nouveau vers la barrière malveillante. Comme lors de son premier essai, elle déposa sa main sur cette forme éthérée et vagabonde. Telle une flamme qui fuirait l'eau, la muraille flancha, s’ébrécha assez largement pour permettre à la jeune fille de s'immiscer dans son enceinte.
Aussitôt que Saylin se fut avancée à l'intérieur de l'esprit de Maëross, plus concentrée qu'elle ne l'avait jamais été, la brèche se referma dans son dos. Elle se trouvait prisonnière de l'esprit de son ennemi.
Jamais elle n'avait enfoui aussi profondément sa personne dans l'esprit d'une autre, si bien que chaque sensation lui était totalement nouvelle. Elle avait l'impression de se trouver dans un refuge amoureusement gardé, plein de secrets, de regrets, de sentiments, de sensations. Mais, tout cela n'étant que l'image mentale qu'elle se faisait du voyage de son esprit, rien n'avait d'apparence, de forme, de couleur ou de texture, seulement des sentiments, des sensations, des impressions, des évocations...
Aisément, la jeune fille repéra une anomalie contre laquelle elle n'avait jamais été confrontée. Trois âmes se partageaient un seul et même esprit, celui de Maëross. Sans davantage de difficulté, elle parvint à dissocier l'âme de l'Immaculé, bienveillante et fidèle, étouffée par les deux autres, dont les envies n'avaient aucune répercussion sur les agissements de son corps. Puis, Kazroka, une âme forte, ferme, puissante, occupait un peu plus d’espace, assez pour prodiguer une partie de sa puissance à son hôte. Enfin venait l'âme du Chaos, seule maîtresse à bord. L'être entier de Maëross était dominé par cette entité, qui le manipulait tel un pantin pour parvenir à ses fins.
Saylin n'eut pas besoin de réfléchir bien longtemps pour désigner sa cible.
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