LXXIV. Connaissances oubliées
Le cœur battant à toute allure, Saylin poursuivit sa course, de plus en plus intimidée par l’intelligence de son ennemi. S'il pouvait manipuler la vie d'un être comme Aëstelle à sa guise, qui lui disait que sa propre existence n'était pas dominée par une puissance telle ?
Les souvenirs se faisaient plus nets, plus clairs, au fil qu'elle s'approchait du temps présent. D'un instant à l'autre, Saylin ressentirait sa propre présence dans la mémoire du Chaos, lors de sa visite à Aïane.
A peine cette pensée l'eut-elle effleurée qu'elle perçut, sur le contour d'un chemin, une présence familière. Celle d'Arse. Elle avait trouvé. C'était à cet instant que, sans le savoir, ils avaient révélé leurs plans à leur ennemi. Alors qu'elle se dirigeait dans cette direction, elle reconnut également sa propre essence vitale, ténue et discrète, comme si elle n'avait fait partie que du décor. Étrangement, les souvenirs ici étaient entourés d'une aura de peur, d'inquiétude. Le Chaos les avait maîtrisé, et pourtant, ils ne cessaient de l'effrayer. Sans même se plonger dans le souvenir, la Siffleuse perçut toute la conversation qu'ils avaient eu, puis la dernière question qu'elle avait posé. La promesse de Maëross de retrouver ses origines bourdonnait encore ses oreilles...
Saylin poursuivit son chemin, consciente qu'elle s'approchait de la fin. Une dizaine de pas plus loin, un souvenir, littéralement auréolé d'un entremêlement de terreur, de convoitise et d'inquiétude, l'attira tel la lumière appâte un insecte. Sans hésitation, elle s'en approcha, tenta de le sonder... Elle n'y parvint pas. La barrière d'émotion qui le dissimulait était si puissante que son contenu en devenait masqué. Saylin sentait que ce souvenir n'était pas anodin, qu'il ne l'avait pas attiré pour rien, et pourtant, les doutes la rongeaient minutieusement. Un esprit si machiavélique serait capable de piéger son propre esprit.
Le visage vide de toute expression, ses yeux de cristal fixés sur la masse mouvante du souvenir, la jeune fille restait immobile. Dehors, le temps passait. Ses amis affrontaient le Chaos, l'entité la plus puissante que le monde n'est jamais connue. Elle, restait là, debout, raide comme un piquet devant un tourbillon d'émotions confuses. Son voyage spirituel l'avait guidé ici, et elle ne parvenait pas à se détacher de cette contemplation. En vain, elle espérait discerner le moindre indice à propos du contenu de ce souvenir. Ses pensées tempêtaient au même rythme que l'objet de ses doutes. Des visions confuses de ses amis la hantaient. Maya, Feorl, Arse... Tilaë, Sangaë, Aëstelle... Son père, le Vent... Déployant toute sa volonté, Saylin ferma les yeux, les balaya d'un long soupir, tendit sa main claire comme l'eau et déposa sa paume sur la sphère pulsante de discorde.
Comme lors de sa précédente expérience, elle se sentit partir, divaguer, voyager, dans le temps, l'espace, la vie...Elle n’était que confusion, son environnement, brouhaha de lieux, de voix, d'odeurs...
Quand enfin son épopée toucha à sa fin, Saylin rouvrit les yeux. Elle ne reconnut pas l’endroit précisément, mais devina au vu des parois de la salle qu'elle se trouvait dans le Temple d'Aïa. Le Rideau coulait à flot en une sorte de cercle parfait, gigantesque de plafond, seulement creusé de deux petites ouvertures de part et d'autre de la pièce. Ce qui semblait être une tour sans étage était désert, occupé uniquement d'un piédestal de glace à hauteur d'homme, lui aussi éblouissant comme la lumière du jour.
Tandis qu'à pas de loup, Saylin rejoignait le piédestal, elle entendit le bruit cristallin d'un pied sur le givre du sol. Le cœur battant la chamade, elle se retourna comme un ouragan, sa robe violette voletant autour d'elle comme autant de plumes. Alors que son regard se posait sur la silhouette qui venait d'entrer, et malgré le fait qu'elle aurait dû s'y attendre, son sang se glaça dans se veines. Maëross. Maëross, frais comme l'aube, rayonnant dans sa toge immaculée, le visage dur mais teinté de malice. Sans faire une seconde attention à elle, il s'avança vers la paroi cylindrique, tapota quelques instants le mur, puis s'arrêta et y enfonça sa main. Il en ressortit un large livre, bleuté et à la couverture aussi blanche que la neige. L'objet de ses désirs trouvé, l'Immaculé se dirigea vers le piédestal, y déposa le volume et, avec une délicatesse insoupçonnée, commença à feuilleter chacune de ses pages. De prime abord écœurée de cette proximité avec l’assassin de Maya, Saylin réussit à mettre ses émotions de côté et s'approcha davantage de l'homme. Sur la pointe des pieds, en un équilibre précaire, elle parvint à jeter un coup d’œil sur l'énorme livre.
A première vue, chacune de ses pages, aussi fines qu'un filet de glace, semblaient vierges, totalement vides de tout écrit. Maëross les tournait avec empressement, comme à la recherche d'un endroit particulier. De plus en plus intriguée, Saylin se raidit, tendit le cou, inquiète de ne rien distinguer sur ce volume apparemment si intéressant. Mais elle avait beau gigoter, et Maëross tourner les pages avec frénésie, rien n'apparaissait.
Cependant, quand l'Immaculé laissa une page, pourtant similaire aux autres, grande ouverte, Saylin comprit qu'il allait se passer quelque chose. Comme en réponse à cette pensée incertaine, de minuscules runes bleutées se tracèrent doucement à la surface des pages, comme en réponse à la lumière bleu pâle qui s'extirpait du plafond et de la salle entière. Maëross ne parut pas s'en étonner le moins du monde. Il n'avait rien fait au hasard. Cette main invisible qui inscrivait ces étranges caractères sur le volume ne lui était pas anodine. Était-ce vraiment la lumière de la pièce qui laissait apercevoir le contenu du livre ? Ou Aïa elle-même qui dévoilait ses connaissances à ses fidèles ?
Quoi qu'il en soit, au bout de quelques secondes, la double page fut recouverte d'une myriade de runes luisantes, ainsi que d'un croquis de ce qui ressemblait aux Cinq anneaux.
Bien que cette écriture lui était parfaitement étrangère, Saylin se surprit à en saisir la signification. Après tout, dans le souvenir du Chaos, elle possédait les mêmes connaissances que lui. Au même rythme que le doigt de Maëross effleurait les lignes, les yeux brûlants de convoitise, Saylin en déchiffrait les secrets.
" Nous Immaculés, Gardiens du Savoir de l'antique cité d'Aïane, nous devons d’entretenir la mémoire de nos héritiers, afin que rien ne soit oublié. Aujourd'hui, il est connu de tous que les dieux se partagent l'univers. Chaque dieu a été nommé protecteur d'un peuple, d'une terre, d'un idéal. La nôtre, Aïa, veille sur nous depuis des générations, répandant sa générosité aux confins de la cité. Elle vit en nous, autant que nous vivons en elle. Souvenons-en...."
Alors que Saylin allait poursuivre sa lecture, Maëross tourna brusquement quelques pages. Après de nouveau quelques secondes, les écritures parurent, tout aussi bleues et pulsantes de magie. Ici, plus de croquis ou de dessins, mais un grand titre, secondé de quelques paragraphes. "La Terre des Vents." Avec impatience, Maëross balaya du regard quelques lignes puis reporta son index sur un paragraphe en particulier. Sans même en lire le contenu, Saylin se sentit parcourue d'un sentiment désagréable, mais qu'elle attendait pourtant depuis des année.
" Plus méfiant envers son peuple que ses frères et sœurs, Ozen, dieu de l'empathie, a décidé de placer tous ses pouvoirs en un seul être. Si vous croyez que les Siffleurs de la Terre des Vents se partagent la puissance de leur dieu, préparez-vous à revoir vos principes, car la réalité est toute autre. Cet être, encore très mystérieux, est méconnu de notre civilisation car bien souvent, il est resté caché, discret et a tenté d’ignorer ses talents. Talents que l'on décrit comme hors du commun. En effet, cet individu, porteur la vie d'Ozen , maître du Vent, possède à lui seul la sagesse du monde. Selon de nombreux dires, bien qu'ils ne proviennent pas tous de sources sûres, cet être serait capable de percevoir, de comprendre, d'analyser nos sentiments et pensées les plus intimes. Plus impressionnant encore, il semblerait qu'il puisse influer sur ces activités spirituelles à partir de son propre état d'esprit, de ses propres envies et douleurs. Conformément à la nature de son dieu, il pourrait en réalité partager, contrôler et comprendre les sentiments, y jouer, les manipuler... Pour cette personne, votre esprit est un livre ouvert.
Puissent ces connaissances ne pas être oubliées, car elles présentent sans aucun doute l'être mortel le plus puissant de notre univers. Celui qui pourrait faire basculer notre monde dans la folie, ou le sauver de terribles dangers. Moi, le premier Immaculé, prie Aïa de tout mon être pour que personne n'oublie ce nom qui, un jour ou l'autre, aura un rôle à jouer : l'Empathique."
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