Partie 01 : Sous les étoiles (02)

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Oui, les yeux d'Ilinka s'embrument et se perdent peu à peu dans le tumulte ensorcelant des flammes rougeoyantes. Elle replonge dans ses souvenirs, toujours plus profondément, à mesure que la voix puissante de Cosmina la pousse à s'éloigner de sa conscience du présent.

La vieille femme a elle aussi remonté le temps, en elle, en sa mémoire que beaucoup croient défaillante, mais qui, au contraire, témoigne inlassablement de la véracité de ses propos. Le chant du pays qui l'a vue naître... grandir un peu... et souffrir assez pour assister à son exil. Une fuite plus qu'un simple voyage, menée par un patriarche autoritaire et inflexible, obnubilé par son activité de montreur d'ours. Et sa mère, Sorina, ce minuscule bout de femme au sourire imperturbable, malgré l'inconstance de celui qui partageait sa vie. Une petite boule de sérénité qui détonait déjà dans la tribu : tous la considéraient avec méfiance en dépit du respect qu'elle inspirait par sa capacité à lire l'avenir, car elle pouvait également voir les morts.

Ilinka retrace alors son mariage avec Traïan dans la campagne d'Osijek, au nord-est de la Croatie, au beau milieu d'une plaine balayée par un vent frissonnant en ce début du mois d'octobre. Une simple escale. Elle se souvient de leur pudeur quand ils se sont découverts, au travers de gestes retenus, rapides, presque muets de sentiments. Dans les regards un peu fuyants qu'ils se portaient, comme une tentative obligatoire et contrainte de respecter les coutumes tout en gardant un pied dans l'adolescence le plus longtemps possible pour ces gamins de quinze ans. Les trois jours de célébration avaient été établis. Tout le monde s'y était conformés et avait participé à leur préparation. Un lac non loin du regroupement de roulottes bigarrées avait constitué pour les enfants l'occasion de baignades prolongées. Les rires fusaient, le repas s'éternisait pour certains, tandis que d'autres devisaient ou planifiaient leur prochaine destination. Les reflets de la lune à la surface de l'eau ajoutaient une douceur bien légère en écho à la froide formalité de cet événement convenu entre les parents des deux familles concernées.

L'assemblée s'était débrouillée pour offrir aux jeunes mariés un nid à eux, équipé de l'essentiel à un jeune couple en passe de s'atteler à la fondation d'une famille, nombreuse, de préférence. La suite logique d'un mariage, même arrangé. D'autant plus dans ce cas. Comme l'antre d'un présent suspendu, en complet décalage avec l'allégresse ambiante.

L'adolescente s'était éclipsée et regardait d'un œil absent cet espace confiné, en peu en retrait des autres, prévu pour y abriter sa transformation complète résultant de sa nuit de noce. Mariée, officiellement vierge et donc chaudement approuvée par ses pairs après la cérémonie de vérification de l'hymen. Le rite de passage par excellence. Un mouchoir, une vieillarde pratiquement inconnue proclamée spécialiste en la matière, le secret absolu du protocole entourée de toutes les femmes de la famille en huis clos, l'appréhension, le regard de Sorina trahissant pour la première fois sa fébrilité, les muscles tendus, la douleur, les traces de sang, les cris de joie, les baisers de bénédiction de ses parents soulagés... Officiellement vierge et unie à ce garçon dont les yeux clairs contrastent avec sa peau mate. Dont les silences représentent déjà un cri d'impuissance. Dont elle n'a entendu le prénom pour la première fois qu'à leurs fiançailles.

Ilinka bouillonne et peine à contenir ses tremblements. C'est la tradition ! C'est la tradition ! Pourquoi pleurer maintenant ? Perdue et apeurée par son entrée dans la vie adulte, elle serre les poings et relève le menton. Elle prend soudain conscience de son tiraillement entre sa volonté sincère d'obéir aux siens, et sa crainte toute naturelle de ne plus vivre en permanence avec ces derniers. S'ils ont choisi Traïan, c'est qu'ils lui font confiance pour prendre les rênes d'une famille ! Pourquoi cette nervosité ?

- Ilinka ?!

Son père. L'intonation de sa voix ajoute une crainte chez la jeune femme de ne pas être à la hauteur de ce qu'ils exigent d'elle. Elle sèche alors ses larmes à la hâte, d'un revers de main, vérifie instinctivement la bonne tenue de sa coiffure, l'état de sa robe, et s'avance vers lui en s'efforçant de lui sourire. Mais l'homme n'est pas dupe et plante sur sa fille un regard réprobateur.

- Pourquoi pleures-tu ? Tu n'es pas heureuse d'avoir trouvé un mari ? Tu aurais voulu rester seule, à vivre aux crochets de ton père jusqu'à ce que tu sois trop âgée pour qu'un homme veuille bien de toi ?

- Non, bien sûr.

- Sois reconnaissante de ton sort ! Désormais, tout le monde va nous respecter car tu ne finiras jamais vieille fille ! Traïan est le seul homme que tu connaîtras ! Nous ne t'avons pas choisi un étranger à notre sang ! Sois respectueuse de ce cadeau ! Et cesse donc de te lamenter ! Tu étais une petite fille ; demain, ton mari aura fait de toi une vraie femme ! Tu t'occuperas de lui, de vos enfants, de la propreté de ta roulotte et du confort des anciens, c'est comme ça, la vie, chez nous ! Tu le sais très bien ! N'amène pas la honte sur notre famille en te donnant en spectacle ! Reste discrète, continue de m'obéir et soumet-toi à ton mari ! C'est lui, le chef de ton nouveau foyer ! Ne discute jamais ses ordres, n'élève jamais la voix sur lui, ne te refuse jamais à lui, ne soutiens pas son regard s'il te reproche quelque chose, au contraire, baisse les yeux, donne-lui tous les enfants qu'il veut, maintiens-toi à jour dans tes corvées et ne t'écarte jamais du droit chemin d'une bonne épouse de chez nous ! En privé comme en public ! Tu as compris ?!

- Oui.

- Alors, rejoins ton mari et fais-lui honneur. Rends-nous fiers de toi et de ta dot. Sois orgueilleuse de tes racines, de ton pays. Rappelle-toi les aventures de nos ancêtres. Ce sont aussi les tiennes. Bientôt celles de ta progéniture. Ne les oublie jamais. Garde en mémoire l'importance primordial de l'honneur familial. L'honneur tzigane.

En silence, Ilinka s'avance donc vers le groupe des femmes réunies autour du feu, comme si de rien n'était. Demain, je serai une vraie femme et ferai la fierté de ma lignée. La jeune mariée tourne alors la tête et croise les yeux larmoyants de sa mère, souriante envers et contre tout. Nul n'est besoin de poser des mots sur des sensations quand les cœurs s'ouvrent à l'unisson, synchrones. Sorina comprend la détresse de sa fille et lui prend la main pour lui communiquer sa force et son soutien. Un dernier précieux instant d'intimité entre une maman et son enfant avant que ce dernier ne quitte le nid définitivement...

Alors, les yeux d'Ilinka s'embrument et se perdent peu à peu dans le tumulte ensorcelant des flammes rougeoyantes. Les voix rocailleuses et chevrotantes des femmes se font entendre, puissantes et hautes. L'adolescente, loin dans ses pensées, retient toutefois la main de Sorina comme un fil d'Ariane, une veilleuse dans le noir. Tout va bien se passer. C'est un bon choix...

Voici enfin que le chant de Cosmina prend fin. Ilinka refait doucement surface. C'est elle qui lui tient la main, présentement. Le sourire de sa petite fille la ramène alors complètement à cet instant magique. Ilinka l'enlace et Cosmina la remercie encore.

Les cartes me l'ont confirmé. C'est la bonne décision...

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