Partie 01 : Réveils (03)
Un guéridon sombre aux pieds en volutes, recouvert d'une dentelle immaculée, trône dans l'espace restreint de la roulotte. Tout est en ordre, rien ne dépasse de nulle part. Les plus jolies couvertures recouvrent les petits lits sur les côtés, tandis qu'un édredon damassé donne le ton en protégeant la couche de la tireuse de cartes, sur toute la hauteur avant de la roulotte. De nombreux petits coussins ornent le tout pour ajouter un charme plus conformiste à cette impression de confort, malgré l'espace confiné. Les rideaux blancs, ouvragés sur leurs bords, sont tirés dans leur totalité. L'ambiance est presque tamisée, chaleureuse, apaisée. Deux chaises en bois, dépareillées et à l'assise en paille passée par le temps, encadrent la mystérieuse table ronde. Une multitude de bougies blanches confèrent à l'ensemble une atmosphère volontairement mystique, voire ésotérique.
Par dessus ses longs cheveux grisonnants et tressés, Ilinka revêt un foulard noir et fin, bordé de breloques dorées qu'elle arrange sur son front déjà sillonné de rides profondes. Diverses pierres et minéraux sont disposés sur le napperon par Dilane : un œil de tigre dans ses teintes ambrées, un cristal de roche légèrement grisé, une obsidienne dans toute sa beauté sombre et un lapis lazuli dans ses tons outre-mer...
Sur le pas de la porte, la jeune fille voit approcher un homme. Un gadjo. Le teint pâle, les cheveux blondissants rabattus en arrière, une barbe de quelques jours, des traits relativement doux abritant des yeux noisette, aux cils épais. En jean bleu clair et baskets blanches dernier cri, il entreprend de s'assoir sur un des sièges qu'elle lui désigne, puis d'ouvrir la fermeture à pressions de son blouson noir, laissant entrevoir un t-shirt tout simple de la même couleur.
L'individu dégage une étrange aura de tristesse latente, lancinante et sourde, comme une douleur contenue depuis bien trop longtemps pour lui. Sa lumière est ternie, comme si toute force l'avait abandonné après avoir aspiré l'intégralité de sa force vitale jusqu'à la moelle. Son regard est d'ailleurs voilé d'une teinte grise, un perpétuel nuage présageant une tempête qui n'arrive malgré tout jamais, surplombant une vaste plaine en apparence dégagée... Il tremble de fébrilité et tente en vain d'essuyer la moiteur de ses paumes sur son pantalon. Dilane l'observe à la dérobée, tout en peaufinant la présentation des lieux pour la séance de divination par les cartes que sa grand-mère s'apprête à offrir. Trop concentrée à faire preuve du plus de discrétion possible, la jeune fille ne remarque pas les regards hésitants qu'il lui porte dès qu'elle s'en détourne un peu. En effet, ses yeux se promènent subrepticement sur son imposante chevelure brune et bouclée, toujours libérée et sauvage, ses mains fines aux longs doigts visiblement agiles, ses gestes méthodiques et précis par habitude, ses grands yeux noirs en amande, ses sourcils froncés comme si quelque chose la tourmentait également jour et nuit... Une sorte de tension naît alors entre ces deux êtres. Ni néfaste, ni attractive. Semblables à deux animaux que tout oppose et qui ne comprendraient pas pour quelle raison le monde les aurait placés dans la même cage, l'instant se suspend, et un ange passe...
Le jeune fille est en outre quelque peu déstabilisée par le manque d'assurance clairement affiché par cet étranger. Résigné devant la fatalité. Le parfait opposé des mâles publiquement revendiqués de sa communauté. Ce manque flagrant de maîtrise de soi et de son entourage la laisse donc perplexe. Comment construit-il sa vie s'il semble sur le point de s'écrouler à la moindre difficulté supplémentaire ? Est-il parvenu à trouver une épouse en dépit de cette fragilité si palpable ? Dilane secoue légèrement la tête, s'agaçant elle-même de son réflexe à penser que l'individu ne peut s'épanouir qu'au sein du couple et non par lui-même.
Ilinka met alors fin à cette bulle hors du temps en se présentant à l'inconnu, droite, fière et délicate, une lueur inexplicable dansant au plus profond de ses yeux noirs. Ce dernier lui sourit à peine, laissant comprendre qu'une boule de sanglots douloureux s'est logée dans sa gorge, le privant de toute ouverture courtoise. Le cœur de Dilane se serre alors. Son empathie naturellement exacerbée, qu'elle a toujours refusée de canaliser, la pousse à ressentir intensément les énergies circulant autour d'elle, qu'elles soient bonnes ou mauvaises. Elle "entend" même un mot en passant près de lui : courage. Détournée de cette perception par sa grand-mère lui demandant de préparer du café à l'extérieur, Dilane entreprend donc de rassembler les éléments dont elle a besoin pendant que son aïeule prend la température de la séance, en expliquant le plus simplement possible à son interlocuteur les étapes à venir. Dilane a juste le temps d'entendre la requête de cet homme avant de passer la porte de la roulotte : "J'ai perdu mon père il y a quelques semaines, et ma mère n'a jamais accepté ma relation actuelle très stable avec ma copine, parce qu'elle est noire. J'ai besoin de savoir si nous allons pouvoir nous rapprocher dans ce deuil, et si elle accueillera un jour ma copine comme un membre de la famille à part entière. Je suis désespéré ; j'ai tout essayé mais en vain."
Surprise par ce qu'elle vient de surprendre, Dilane hausse les sourcils et s'installe devant le foyer pour mettre de l'eau à chauffer. Certaines femmes battent leurs tapis de sol, d'autres prennent de l'avance dans la préparation du déjeuner ou s'occupent de leur linge, quelques enfants circulent à vélo en criant de temps à autre. Cezar tente de les suivre en riant, perché sur une bicyclette bricolée par Marius en tricyle adapté à son âge. Il salue même brièvement sa cousine en l'apercevant au loin en agitant sa petite main dans sa direction. Dilane sourit alors à la vue de cette insouciance caractérisant cet être qu'elle serait prête à protéger à tout moment.
Courage... Au vu de la situation évoquée par ce visiteur, Dilane reconnaît intérieurement qu'il serait difficile de lui nier cette ténacité forçant le respect. L'intolérance et le communautarisme règnent donc aussi chez les gadjé... Mais qui, traditionnellement, impose sa volonté ? Les parents ou les enfants devenus adultes ? Quelle est donc la solution à adopter ? Le désir d'émancipation gagnant l'esprit de Dilane au fur et à mesure de ses observations réfléchies, cette dernière s'aperçoit de justesse que l'eau boue, s'éloigne de ses pensées et rejoint prestement la roulotte d'Ilinka, sert la boisson et ressort tout aussi discrètement qu'à l'accoutumée pour prendre place sur une des marches menant à l'intérieur, sans remarquer le regard insistant de Dragos, le fameux prétendant éconduit par sa grand-mère...
Un long moment plus tard, l'inconnu ressort de la séance en compagnie d'Ilinka, souriante. Dilane se relève et se met de côté pour lui céder le passage. Il serre la main d'Ilinka, et insiste pour remercier également Dilane de la même façon. La jeune femme est alors surprise de la poigne exercée par celui-ci. Leurs regards se croisent quelques secondes, et le jeune homme semble maintenant libéré d'un poids monumental. Celui qui menaçait de l'engloutir à son arrivée dans le campement. Les yeux rougis, son aura retrouve peu à peu de son intensité et, sans que Dilane ne comprenne pourquoi, il lui murmure à distance en souriant un peu : "Merci"... Puis il s'éloigne, sous le regard intrigué et prévenant de la jeune femme...
Les poings serrés au fond de ses poches, Dragos n'en perd pas une miette. Il rumine, enrage et fulmine en silence, son esprit tournant incessamment en rond comme un fauve enragé... pour finalement s'en détourner, rappelé à ses responsabilités auprès de ses parents...
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