Partie 02 : Inconnus (03)
Confortablement lovée au creux d'un grand lit moelleux à souhait, au premier étage du petit pavillon de ses grands-parents, Dilane laisse enfin la fatigue gagner le combat qu'elle mène contre son corps depuis le début de la matinée dehors. Malgré la discrète réticence de Mo, Fanta a insisté pour qu'elle passe au moins une nuit chez eux, trop inquiète à l'idée que sa petite-fille désormais présente dans sa vie soit contrainte de dormir dehors, sans trop savoir où ni comment. Après un dernier regard sur un cliché de son père en tenue d'athlète trônant fièrement sur la table de chevet, ses grands yeux sombres se ferment et la jeune femme se permet un repos bien mérité. Le linge de lit embaume le jasmin et, pour la première fois depuis longtemps, une douce chaleur gagne le cœur malmené de la jeune femme. Des paysages exotiques et paradisiaques décorent les murs blancs, invitant aux voyages même les plus casaniers de nos semblables. Les meubles clairs et massifs, à persiennes, accordent à l'ensemble un air de douceur venu d'ailleurs. Ailleurs pour nous, mais pas vraiment pour celle qui dort maintenant dans ces couvertures. Dans un coin de la chambre, cette dernière a déposé ses quelques vêtements et son minuscule sac en toile sur un fauteuil rond en rotin. Enfin, appuyé discrètement contre un pied du lit, la prothèse tibiale de Dilane semble vouloir se fondre dans le décor pour ne plus jamais devoir fuir quoi que ce soit.
Il est indispensable et bénéfique pour l'estime que nous avons de nous-mêmes de savoir d'où nous venons. Partie intégrante d'un tout, d'un ensemble nous paraissant parfois difficilement cohérent, nous incarnons également une individualité que nous avons le devoir de cultiver, d'élever, de construire. Comme un olivier qui étend son feuillage progressivement, dans le seul et unique but d'être chaque jour plus résistant, plus robuste, plus majestueux. S'il nous prend l'envie de couper une partie des racines de cet olivier, il succombera s'il ne possède pas les forces nécessaires à sa reconstruction, ou forcera notre respect en s'accomodant des cicatrices indélébiles de cette blessure. C'est là toute la puissance de l'ancrage.
Alors, perdue maintenant dans des songes qui lui sont personnels, Dilane ne réalise pas encore qu'elle a franchi avec succès une étape cruciale pour la guérison de ses racines coupées. Elle vient de trouver un point d'appui stable, un repère identitaire salvateur pour son jeune âge, une sorte de bouée de sauvetage jetée à l'aveugle dans une mer agitée.
En silence, Fanta entrouvre la porte de la chambre dans laquelle elle a installée Dilane et, dans un geste pourtant insignifiant mais ô combien révélateur de bonté à l'instant, la regarde tendrement, un sourire imperceptible dessiné sur son visage, puis referme la porte délicatement. Assis bien droit à la table de la cuisine, Mo l'attend, le regard plongé obstinément dans son verre de bissap. Se doutant de sa fébrilité, Fanta prend place tranquillement en face de lui, s'accoude fermement et engage le dialogue.
- Essaies-tu de me faire comprendre que tu n'es pas heureux de retrouver ta petite-fille ?
- Comment a-t-elle obtenu notre adresse ?
- Mo, elle t'a déjà tout expliqué pendant le dîner.
- Sa grand-mère... Son autre grand-mère sait-elle où elle se trouve ?
- Je ne pense pas. Et quand bien même. Dilane refuse de révéler pourquoi elle est partie de chez elle.
Les yeux de Fanta se perdent alors dans le vide.
- Quelque chose l'effraie à ce sujet. Elle affiche la même expression nerveuse et résignée qu'Abou quand il tentait d'édulcorer ses histoires pour que je ne m'inquiète pas.
- Tu crois donc à toutes ces balivernes ?
La vieille dame se redresse soudain et une lueur de défi apparaît dans ses yeux.
- Je crois à mon sang. J'ai perdu un fils. Je ne rejetterai pas sa descendance puisque c'est également un prolongement de nous.
- ...
- Oui, de nous ! Ne tente pas de te dérober à tes responsabilités !
- Je ne fuis rien du tout, moi ! Je ne suis pas le fugitif de toute cette histoire à dormir debout !
- Pourquoi fermes-tu les yeux devant sa ressemblance flagrante avec ton fils ?! Pour quelle raison aurait-elle inventé tout ceci ?! Quel intérêt trouverait-elle à s'infliger autant de souffrances ?! Quel intérêt trouves-tu à nier l'évidence ?!
- Je ne nie rien ! Pour preuve, j'ai accepté qu'elle passe la nuit chez moi.
Le rire de Fanta éclate alors dans l'air ambiant, comme des bonbons piquants sur la langue.
- Tu n'as rien décidé du tout, mon ami ! J'ai pris les commandes de la situation car tu sais que je fixe les règles de cette maison ! Je te laisse fanfaronner devant tes amis qui jouent par ailleurs la même comédie, mais chez les Diallo, Madame pilote !
- Mmmmfffff...
- Comment ?! Ose donc me regarder et m'affimer le contraire !
Devant la détermination de son épouse, Mo se taît, se voûte légèrement et donne l'impression de chercher un moyen de rétrécir assez pour plonger littéralement dans son verre. Satisfaite d'avoir fait montre d'un peu d'autorité bien sentie, Fanta s'adosse à sa chaise en bois, croise les bras et prend une grande inspiration.
- Bon... Désormais, nous allons devoir réfléchir avec elle du chemin qu'elle souhaite emprunter.
Passablement vexé, Mo s'entête à fixer la porte vitrée menant au balcon de la demeure.
- As-tu réellement l'intention de bouder ? Es-tu redevenu cet adolescent réfractaire à toute proposition claire et sensée ?
- ...
- Très bien... Alors demain, si Dilane est d'accord, je la conduirai chez Babette. Elle aura peut-être un travail à lui proposer afin de lui permettre de se rétablir.
- ...
- Mo...
- ...
- Elle est la fille d'Aboubakar, le petit garçon qui s'est dévoué pour sa famille. Pour nous aider, et pour la retrouver un jour. Ne joue pas à plus imbécile que tu es !
Les lèvres un peu pincées, Mo se décide enfin à s'ouvrir.
- Fanta... La perte de mon fils me tourmente encore... Assister à l'apparition incongrue de cette... de Dilane... ravive des douleurs que je tentais jusqu'à maintenant de soulager... N'aie crainte, j'ai bien remarqué cette ressemblance... C'est d'ailleurs ce qui me déstabilise présentement... Certes, je n'ai donc pas le droit de la renier, mais...
Dans un instant de flottement accablé, Mo dodeline en contractant sa mâchoire. Fanta pose alors les mains sur les siennes et lui sourit.
- Mo... L'avenir est inconnu et le passé assez douloureux comme ça. Babette est une grande amie ; elle sera de bon conseil. Je n'abandonnerai pas ma petite-fille. Si nos chemins se sont croisés aujourd'hui, ce n'est pas sans raison. Présentement, un membre de notre famille a trouvé refuge auprès de nous. Nous ne respecterons vraiment nos valeurs que si nous lui tendons la main. Alors, je te propose de profiter d'une bonne nuit de sommeil et je t'assure que tes idées seront plus évidentes au petit matin. D'accord ?
- ... D'accord...
Fière de sa diplomatie, Fanta se lève et disparaît dans sa chambre, tout près de la cuisine. Mo, quelque peu distrait et fatigué, s'apprête à la rejoindre mais se fige quand la voix de Fanta résonne tout à coup.
- Mo ! Range ton verre !
Définitivement persuadé que son épouse possède des yeux derrière la tête, Mo obéit et soupire de contentement à l'idée que lendemain ne saurait être plus surprenant.
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