Partie 02 : La rencontre
La mine basse et la gorge encore serrée, Dilane pousse la porte de la cuisine de ses grands-parents, dépose un baiser sur la joue de Fanta, s'isole dans sa chambre, jette ses affaires au sol et se laisse tomber sur le lit, les bras en croix. On ne choisit pas sa famille, dit-on... La jeune femme pousse un long soupir et tourne la tête vers les photographies ornant les murs qui l'entourent. Sur l'une d'elles, un couple se tient droit, concentré sur l'objectif avec beaucoup de solennité. Fanta en robe de mariée traditionnelle aux côtés de Mo, fier comme jamais et souriant comme elle ne l'a encore jamais vu. Fanta, un nouveau-né dans les bras devant ce qui ressemble au petit pavillon qu'ils occupent aujourd'hui. Mo, très sérieux et assis sur une chaise, un petit garçon sur les genoux en train de lever les bras, tout sourire. Aboubakar adolescent, en tenue d'athlète blanche, les mains sur les hanches, radieux.
Tranquillement, et comme pour s'apaiser, Dilane repasse sans cesse son regard d'un cliché à l'autre, comme pour les imprimer mentalement et reconstituer le puzzle d'une vie jamais connue et pour toujours envolée. Impalpable. Un peu imaginée.
Doucement, Fanta toque à la porte, entre et s'assoit presque instinctivement à côté de Dilane. Cette dernière se relève alors et s'accroche au cou de son aïeule, sans un mot. Fanta lui caresse alors le dos avec douceur.
- Tout ne s'est pas passé comme prévu ?
- ...
- Tu ne veux pas en parler ?
- Je ne sais pas parler.
- Dis-moi...
- Je ne sais pas parler. Je ne connais pas les mots d'amour et toutes ces farandoles. Je ne sais pas les dire. J'aurais l'impression de les réciter. Les dire ne me correspond pas. Je les ressens, c'est tout.
- Mais personne ne t'oblige à rien... Quelque chose t'a déçue ?
- Je suis comme Ilinka. Je ne sais pas parler. Je ne sais pas dire ces mots. Je ne suis même plus sûre de savoir le montrer par des gestes ou des attentions. C'est comme si j'étais figée, avec eux.
- Je suis certaine qu'Ilinka était heureuse de te voir.
- Nous ne nous sommes rien dit. Pas avec des mots, en tous cas.
- Peu importe. Tu n'as pas rompu le contact de façon définitive, c'est le principal.
- Ce n'est pas l'envie qui m'en manque.
- Non, j'en ai bien conscience. Mais garde à l'esprit que la sérénité que tu recherches s'appuiera forcément sur tes souvenirs. Pour sauter haut, il faut de bons appuis. Si tu les rejettes, c'est comme si tu occultais une partie de toi, de ta personnalité et de ton héritage.
- Le dialogue est pourtant beaucoup plus facile avec toi.
- Ahahah... Les plus muets d'entre nous ressentent souvent les choses et les autres très intensément. Peut-être trop, parfois. Se jouer de leur silence est une erreur : ce n'est pas une faiblesse ou un égoïsme quelconque. Ils tentent seulement de se débrouiller comme ils le peuvent dans cette avalanche de données.
- Donc Mo est perdu quand il se trouve en face de moi ?
- Ahahah, Mo... ressemble quelquefois à un randonneur solitaire qui aurait perdu sa carte en pleine montagne !
- Hmm... Décidément, les rapports humains sont bien compliqués.
- Ahahaha, je te l'accorde. C'est ce qui en fait toute la beauté. Repose-toi, tu te sentiras mieux demain.
À son tour, Fanta embrasse sa petite-fille et s'éclipse tout aussi discrètement qu'elle était entrée. Épuisée par sa journée, Dilane s'endort rapidement, plongée dans des songes qui l'accompagnent jusqu'au lendemain matin.
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Encore soucieuse de sa visite au campement la veille, Dilane s'avance distraitement au devant du corps de ferme faisant office de chambre d'hôtes dans laquelle elle travaille. Elle ne remarque donc pas tout de suite la voiture blanche s'approchant lentement de l'édifice pour s'arrêter à sa hauteur. La vitre côté passager s'abaisse et un homme au teint clair l'interpelle.
- Bonjour, mademoiselle ! Où puis-je rencontrer Madame de Moustier, s'il-vous-plaît ?
- Oh, elle doit être chez elle ! Je vous accompagne.
- Volontiers !
Le véhicule se gare et deux hommes en sortent avec une assurance non feinte. Dilane les observe tandis qu'ils s'approchent pour la saluer. Le premier d'entre eux, petit, trapu, la peau mate et un tatouage au goût discutable visible dans le cou, prend les devants.
- Je me présente, Heliot Lipos, mais vous pouvez m'appeler Heliot. Madame de Moustier nous a contactés au sujet de travaux à effectuer pour elle.
Sans un mot, car passablement étonnée d'une telle familiarité chez les gadjos, Dilane sourit avec politesse et se tourne prudemment vers son accolyte. Grand, vêtu d'un costume bleu nuit, d'une chemise blanche, le nez surmonté de grandes lunettes solaires luxueuses, il est l'exact opposé de son prédecesseur. Il saisit la main de Dilane et pose son autre main dessus, lui offrant au passage un sourire enjôleur.
- Théo Sacchetti...
Relativement troublée, la jeune femme se contente de formuler une vague approbation avant de les mener à la rencontre de Babette. Cette dernière les accueille, cigare à la main, les lèvres ourlées d'un rouge carmin, habillée d'une robe longue en mousseline lui découvrant les épaules. Elle enlace chaleureusement Dilane et l'invite à rester à ses côtés, avant de s'intéresser à ses visiteurs.
- Ah ! Bonjour, messieurs, entrez donc ! Tenez, installez-vous sur le canapé, nous serons plus à notre aise ! Toi aussi, ma chérie, hop hop hop !
Intriguée, la jeune femme obéit et prend place sur un fauteuil, bien contente de ne pas partager sa place avec l'un d'entre eux et de garder une distance. Tandis que ces derniers fouillent dans leurs affaires pour en sortir les devis et contrats, Babette lance à sa protégée un clin d'œil appuyé tout en désignant discrètement du pouce l'inconnu au costume bleu. Rougissante et saisie par la hardiesse de son amie, Dilane sourit et se met en retrait, sentant intuitivement que la situation risque de devenir cocasse. La table basse très vite recouverte de documents officiels en tous genres, Théo prend alors la parole.
- Alors, comme nous en avons discuté au téléphone, Madame de Moustier, voici les devis complets pour les travaux de rénovation que vous souhaitez mettre en place.
- ... Hmm... oui... hmm... ok... ah quand même ?!
- ... Oui... Tout doit être remis aux normes légales de sécurité...
- Hmm... oui, c'est vrai...
Babette plante alors ses yeux noisette dans le regard bleu ciel de son interlocuteur et minaude soudain.
- Oui, enfin, à ce compte, c'est presque du racket ! Ahahahaha !
Ne se doutant pas qu'il se trouve face à une joueuse de la même catégorie que lui, Théo se détend, sourit et continue sur sa lancée en expliquant les tenants et les aboutissants des travaux prévus. Avec attention, Dilane en profite pour l'observer et remarque notamment laligne affirmé de sa mâchoire, ses grandes mains soignées et la chaîne en or qui se devine par l'ouverture de sa chemise...
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