Les semaines se succédant sans se ressembler, Dilane prend de l'assurance dans la complexité de sa fonction d'accueil. Ce matin, début de saison oblige, elle se presse à son poste. Le téléphone n'a cessé de sonner depuis son arrivée et les clients semblent s'être donné le mot pour signaler leur présence au même moment. Le combiné collé à une oreille, la jeune femme n'est pas avare en sourires et gère plusieurs taches en même temps sans se perdre. L'un récupère sa facture réglée tandis que l'autre saisit la clé de la chambre que Dilane lui attibue dans le plus grand des calmes. Un couple de personnes âgées s'approche du comptoir, l'air renfrogné typique de ceux qui viennent tout juste d'arriver à destination, après plusieurs heures de route pendant lesquelles ils se sont laissés happer par le stress, l'agressivité et la morosité ambiante.

- Il n'y a personne pour nous accueillir, ici ?

- Bonjour Messieurs Dames !

- Qui s'occupe de l'accueil, ici ?

- Bonjour !

Sans se départir de sa bonne humeur, Dilane raccroche, salue poliment les derniers clients sur le départ et se tourne vers eux deux. L'homme s'avance, passablement méfiant.

- Vous faites quoi, ici ?

- Bonjour.

- Oui oui, bonjour, oui... pfff... Babette est absente ? Notre cure thermale commence demain.

- Madame de Moustier se repose et je prends son relais. À quel nom avez-vous réservé votre chambre ?

- Et Anthony ? Il travaille toujours ici ?

- ... Il devrait arriver dans peu de temps. Je vous propose, en attendant, d'avancer votre dossier ?

- Mmff...

- Vous êtes Monsieur ?

- ... J'aurais préféré que Babette s'occupe de nous... Nous venons de loin et elle nous connaît...

- J'entends bien. Si vous le désirez, je pourrai lui transmettre un message de votre part ?

- Mmmhh... Non, non, bon allez... sinon nous n'allons jamais nous en sortir... Monsieur et Madame Berkh... Avec un H à la fin...

- ... Ok, votre réservation est bien mentionnée...

- Oui, bah encore heureux... Vu le prix...

- ... Oui... Donc vous aviez spécifiquement demandé une chambre double donnant sur la cour intérieure...

- Oui, parce que, vous comprenez, après notre cure, nous sommes obligés de nous allonger au moins deux heures. Alors, autant être dans le calme et le silence. Je viens pour soigner mes rhumatismes et mon épouse reçoit aussi des soins en phlébologie... c'est pour les jambes, le retour veineux, tout ça... Le médecin a été catégorique ! Oh, il vieillit, lui aussi ! Je me demande bien comment je vais m'en sortir quand il partira à la retraite ! On n'en fait plus des comme lui ! Je l'appelle même par son prénom, parfois ! Christian, il s'appelle ! Comme notre fils aîné ! Ahahah !

- Ah bon...

- Oui ! Oh, profitez de votre jeunesse, je vous le dis ! N'est-ce pas, Thérèse ? C'est mon épouse, là-bas, sur le fauteuil de l'entrée. Elle ne peut plus tenir debout longtemps, la pauvre, à cause de sa cheville.

- Ah... Je vous accompagne jusqu'à votre chambre, messieurs dames !

- Ah, c'est gentil, ça !

Sur le trajet menant à leur chambre, Dilane se prête avec amabilité à l'exercice périlleux, mais désormais habituel, d'une conversation avec une personne âgée trop contente de trouver un interlocuteur qui ne la pousse pas à se taire. La jeune femme sourit devant le côté attachant de ce petit couple faussement antipathique.

- En plus, mademoiselle, maintenant, nous devons nous rendre à l'accueil des thermes pour récupérer nos plannings. Oh la la, je suis obligé de m'y rendre seul parce que Thérèse a besoin de repos. Ma pauvre ! Ils nous donnent un ticket et on attend parfois plus d'une heure avant de tomber sur une hôtesse qui refuse de respecter nos souhaits, la plupart du temps !

- Oh...

- Oui ! Je voudrais être en même temps que mon épouse dans le cours d'aquagym parce qu'elle a besoin d'aide pour sortir en toute sécurité de la piscine. J'ai peur que quelques indélicats ne la poussent et qu'elle se casse quelque chose. C'est déjà arrivé, hein ! Combien de cols de fémurs et de clavicules cassés ou fracturés à cause de l'eau autour des bassins ! Eh bien, l'an passé, l'hôtesse en charge de notre dossier a refusé de nous y programmer ensemble sous prétexte que c'était impossible, que nous ne recevions pas les mêmes soins, qu'il n'y avait plus de place disponibles, bla bla bla ! Du flan ! Pareil pour la fin des soins ! J'avais demandé à ce que nous puissions nous rendre dans le secteur des bains de boue ensemble et en dernier soin ! Je n'aime pas spécialement être emballé comme une papillotte dans de la boue toute noire, mais j'avoue qu'elle soulage beaucoup nos vieux os. Eh bien, rebelote ! J'ai du remuer ciel et terre pour trouver satisfaction avec le responsable administratif... ma pauvre... aussi agréable qu'un bouquet d'orties dans le slip !

- Ah bon...

- J'avais dit que c'était bien la dernière fois que nous venions suivre une cure ici, mais... pour nos pathologies, c'est l'endroit le plus près de chez nous... et comme je ne peux plus conduire très longtemps... Enfin, bon...

- Voici votre chambre pour les trois prochaines semaines !

Dilane traverse la pièce, ouvre grand les rideaux pour dévoiler à ses clients une jolie bai vitrée donnant accès à un petit balcon joliment fleuri. La vue sur la prairie alentours est saisissante de fraîcheur et la jeune femme est un instant replongée dans ses souvenirs nomades. Mais c'est sans compter sur la présence de Monsieur Berkh qui la ramène très vite à l'instant présent.

- Ah ! Quelle vue magnifique ! Enfin un peu de tranquillité après la route des vacances ! Vous savez, mon épouse n'est pas très bavarde parce qu'elle est fatiguée. Elle s'est occupée de nos petits-enfants, pendant quinze jours ! Ils sont grands, maintenant, mais il faut quand même les surveiller ! Et ils sont quatre ! Tous en même temps ! Alors, quand nous posons nos valises ici, nous sommes épuisés ! Nous sommes les clients de Babette depuis vingt ans, maintenant !

- Ah...

- Oui ! Et j'en suis très fier !

- Oui, ce n'est plus de la fidélité mais du pélerinage !

- Ahahaha ! Exactement !

- Monsieur Berkh, je vous laisse vous installer. Je vous souhaite un agréable séjour parmi nous. N'hésitez pas à venir me voir si vous rencontrez le moindre problème.

- D'accord, je n'y manquerai pas ! Vous êtes gentille, vous.

- Merci.

- Quel est votre prénom ?

- Dilane.

- Oh, je ne connais pas ! En tous cas, vous êtes plus aimable que la jeune fille qui s'est occupée de nous l'an passé... 

- Je vous remercie.

- Oh, c'est de bon cœur ! En plus, qu'est-ce qu'elle était laide ! 

- Je vous laisse vous reposer.

- Merci, Dilane.

En refermant la porte de leur chambre, la jeune femme ne peut s'empêcher de rire doucement au vu de cet échange. Encore dans ses pensées en rejoignant son poste après avoir arpenté le long couloir menant aux chambres disponibles, elle se fige un instant, un sourire comme fixé sur le visage. Théo attend debout, près du comptoir, aux côtés d'un jeune homme au regard légèrement fuyant, et aux lunettes épaisses. Le premier s'avance vers elle et lui serre la main de la même façon que la dernière fois.

- Bonjour, Dilane.

- Monsieur Sacchetti.

- Les travaux commencent aujourd'hui. Madame de Moustier vient de me prévenir que je devais m'adresser à vous en premier lieu car elle vous fait entièrement confiance.

- ... Oh... Eh bien... Dans ce cas... N'hésitez pas...

Le sourire de Théo enveloppe alors Dilane d'une couverture de coton, un vrai cocon d'une douce chaleur instantanée. Ils se sourient, prennent congés l'un de l'autre, et Dilane se tourne alors vers l'inconnu resté en retrait.

- Bonjour !

- Bonjour. Je m'appelle Anthony...