Pour elle
Trempée jusqu’aux os, je restais immobile face à l’abomination que je venais de faire. La rage m’avait conduit à cela, à exterminer un homme condamné à la mort. A bout de forces, je me laissais tomber en arrière. Ma main trembla lorsque je voulus retirer le couteau profondément enfoncé dans la chair. Le manche était désormais glacé. Je ne sentais plus mes doigts. Levant les yeux au ciel, je goûtais la pluie rafraîchissante. Mon corps avait tenu, j’avais tenu bon.
Les yeux fermés, j’agrippais le coutelas et tirai de toutes mes forces. La lame déchira ma jambe, m’arrachant un cri à peine étouffé. Soulagée, je le jetai au sol. Des pas dans la boue me mirent sur mes gardes et la main sur ma ceinture, j’étais prête pour une énième offensive. La silhouette de la Sagesse Sinéphie de Mélorgia apparut sous les épais rideaux de pluie glacée. Son sourire me stupéfia.
-Tu aurais pu mourir.
Elle s’approcha du corps et détailla telle une médecine, frôlant prudemment les plaies. L’analyse terminée, elle se retourna vers moi.
-T’es-tu sentie comme lui ? Une biche sans défenses face à son bourreau ?
-Si Sagesse.
Elle ordonna que je me relève.
-Vas panser tes blessures, nous parlerons de tout cela plus tard.
Sans un mot, la tête baissée, le corps meurtri, je me traînais jusqu’à ma couche.
*
Hantée par les odeurs et la vue du cadavre, je me rendis plus tôt que prévu dans les appartements de la Sagesse. Ils avaient la particularité d’être simples, fonctionnels et bien décorés. Le mobilier assombrissait les pièces, reflétant l’humeur massacrante de la jeune femme. Elle m’accueillit sur son imposant balcon, les mains crispées sur la rambarde de pierres.
-J’ai été particulièrement impressionnée de ta prestation. Mais il semble que tu manques de discernement, ce que nous avons tenté de te faire comprendre avec Blanche de Catré.
Elle s’interrompit, me laissant méditer sur ses paroles.
-Si tu veux atteindre le rang d’Affranchie, il va te falloir écouter ton corps. Hier soir, j’ai voulu tester ton arrogance et ta capacité à croire que tu avais encore des forces. Or, ton corps t’indiquait que tu ne pouvais plus tenir mais tu as décidé de l’ignorer. Cela te fait défaut et t’amènera droit aux ténèbres. Je te demande d’y remédier au plus vite. La Chasse commence dans quelques heures et je veux que tu gagnes.
Sinéphie de Mélorgia se retourna, les yeux rivés sur moi.
-Tu as de la chance, je te garde pour participer à la Chasse.
A ce moment-ci, Blanche de Catré apparut sur le seuil des appartements, un sourire aux lèvres.
-Et c’est bien parce qu’elle m’a supplié de te garder, grogna Sinéphie en levant les yeux au ciel. Tu peux disposer.
Elle me tourna le dos, les yeux perdus dans le vide. Blanche ferma les portes.
-Comment vont tes blessures ?
-Mieux. Pourrais-je aller me reposer ?
-Je t’en prie. Sois en forme pour la Chasse, nous voulons te voir agile et efficace.
*
Décidée à confronter Sinéphie, Blanche de Catré pénétra dans les appartements.
-Je peux savoir ce qui t’a pris ? s’écria-t-elle, furieuse. Tu as soi-disant fait cela pour moi ?
-Je veux être seule.
-Réponds-moi Sinéphie. Tu te fiches de moi depuis le début. Tu prétends vouloir la garder pour moi mais tu l’amène à la mort. Tu l’arrache à son sommeil, tu l’intimide et tu veux la remettre sur le terrain ? Mais pour qui te prends-tu ?
-Pour la Sagesse.
Très calme, la jeune femme se retourna, habituée aux accès de colère.
-Cette jeune fille aime le combat, le sang mais elle est encore trop désorganisée. J’ai perdu deux semaines de mon existence à former un être qui ne m’écoutera jamais.
-Et tu veux l’envoyer à la mort ? fit la chevaleresse d’une voix étouffée.
-Ça n’est pas parce que tu as développé des sentiments affectueux que tu peux te permettre de sélectionner les femmes à ma place ! Elle sera envoyée à la Chasse, un point c’est tout.
-Je te connaissais cruelle mais pas au point d’envoyer tes apprenties mourir.
Sinéphie de Mélorgia bondit et prit la gorge de sa chevaleresse entre sa main. Elle serra au point que cette dernière ne puisse plus respirer. Elle réussit néanmoins à se dégager de l’étreinte et gifla la Sagesse. A peine ébranlée, la souveraine lui asséna un coup de coude armuré dans la mâchoire. Blanche recula de quelques pas, portant une main à sa bouche déjà pleine de sang.
Sinéphie fit mine d’essuyer son coude.
-Sors, et que je ne te revois plus avant ce soir.
Humiliée, Blanche de Catré sortit, promettant de se venger.
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