Oiseau de mauvais augure
Lev eut l'amabilité de m'appeler un taxi, qu'il paya de sa poche malgré mes protestations, pour me ramener chez moi. Une fois arrivée, je m'écroulai sur le canapé, épuisée. Maarti et Erik ne tardèrent pas à revenir eux-aussi, et à ma grande déconfiture, à m'interroger à leur tour.
— Alors, c'était comment ton rendez-vous avec le grand patron de Novka ? demanda Maarti. Tu as réussi à lui faire avaler le contrat facilement, ou tu as dû le supplier pour qu'il signe ?
— Faites-moi un thé d'abord, murmurai-je, et je vous le dis.
— Ah...échec ? fit Maarti alors que Erik se précipitait dans la cuisine.
Lorsqu'il revint avec une tasse bien chaude, tout gentil, je sortis le contrat de mon sac et le fourrai sous le nez de Maarti.
— Succès, annonçai-je. Mais ce n'était pas une mince affaire.
— Tu as dû le convaincre ?
— C'est pas ça, répondis-je. Mais ce type est une machine à calculer vivante. Alors que l'entrevue dans son bureau n'a duré qu'une dizaine de minutes, monsieur revenant de son jogging et voulant se changer avant d'aller manger, m'a trainé dans un restaurant russe louche où il m'a gardée en otage toute la journée, me faisant subir un interrogatoire serré tout en s'adonnant au bilan hypothétique des entrées et des sorties comptables de Novka pour les dix ans à venir, s'il se lançait dans le plan de l’asso. Finalement, ça l'a satisfait, alors il a signé. Mais c'était épuisant, et je n'en voyais pas la fin. Et moi qui étais déçue et vexée le matin, lorsqu'il m'a annoncé qu'il allait signer seulement au bout de cinq minutes de conversation ! Si j'avais su, j'aurais fermé ma gueule.
— Dur ! fit Maarti en riant. Alors, il te plait toujours, ou t'as décidé que non ?
— Je n'ai jamais dit qu'il me plaisait, répondis-je en lui jetant un regard noir.
— Ah, j'avais cru. T'as bien mangé, au moins ? », ajouta-t-il alors qu'Erik murmurait dans sa barbe qu'il détestait la « bouffe russkof ».
— J'aurais dû manger plus, me plaignis-je. Il me l'avait conseillé, d'ailleurs. Seulement, je n’ai pas osé m'en mettre plein la panse devant lui, surtout qu'il a payé la note. Mais si j'avais eu une petite idée de ce qui m'attendait, j'aurais commandé du caviar pour tenir le coup.
— Tu l'as tenu, le coup ! s'exclama Helmut. Et t'as fait signer à Lev Haakonen ton premier contrat. T'es une guerrière, Fassa.
— Peut-être, murmurai-je, réalisant soudain ce que je venais de faire.
Obtenir la signature de Novka, personne chez Hystävät ne devait y avoir seulement rêvé. Et moi, débutante dans l'action militante, il ne m'avait fallu qu'une semaine pour que Lev Haakonen pose la sienne sur mon contrat.
— C'est ça, les Russes, fit soudain Erik avec une grimace dégoutée qui chiffonna sa bouille de chaton. Du genre à essayer de faire rentrer un boulon carré dans une serrure ronde jusqu'à ce que la porte cède !
— Drôle de comparaison, en l'occurrence c'est plutôt Fassa qui a fait céder le boulon carré. Et Lev Haakonen n'est pas russe, il est finnois, dit Maarti en détachant toutes les syllabes de ce dernier mot.
— Je suis plus finnois que lui, observa Erik d'une voix sombre.
— Oui, pour ton tempérament dépressif, soupira Maarti.
Mon téléphone vibra : je les laissai se prendre la tête pour répondre.
— Oh non, c'est lui, constatai-je. Lev Haakonen !
— Tu vois bien, le boulon russe ne s'avoue jamais vaincu, triompha Erik. Je parie qu'il appelle pour reprendre son contrat, ayant tout recalculé au chaud chez lui une fois rentré !
— Quel oiseau de mauvais augure !
Je les fis taire d'un « chut ! » agressif et me rendis dans la cuisine pour répondre.
— Lev ? fis-je d'une voix faussement chaleureuse, une fois seule. Qu'est-ce qui se passe ?
J'étais hautement stressée. Pourvu qu'il ne me dise pas vouloir examiner encore une fois le dossier, espérais-je.
— Désolé de vous déranger encore après cette petite journée de travail, fit-il sans que je puisse déceler si c'était de l'ironie ou non, mais une fois rentré chez moi, je me suis rendu compte que je m'ennuyais sans vous.
Après avoir fait une petite pause, au cours de laquelle je restais muette, il ajouta plus timidement :
— Cela ne vous dérangerait pas qu'on mange ensemble un de ces quatre, quand vous aurez du temps libre ? J'aimerais vous revoir. Ce soir, par exemple.
Ce soir, alors que je venais de passer la journée avec lui ? Et qui voudrait retenter une expérience pareille, alors que je pouvais plus voir un pilmini sans être envahie par un intense mal de tête ?
— Ah, mais c'est que ce soir, ce ne sera pas possible, mentis-je. Je suis désolée, mais j'ai déjà autre chose de prévu. Une autre fois, peut-être ?
J'insistais bien sur le « peut-être », espérant qu'il comprendrait que cela voulait dire « jamais ».
— Dommage, observa-t-il. Après-demain, vous êtes libre ?
Pas la peine d'insister, coco, eus-je envie de lui dire. Mais je décidai quand même d'y mettre les formes.
— Après-demain, et toute la semaine, en fait, je suis en tournée. Désolée, Lev.
— Bon, alors, répondit-il très vite, appelez-moi quand vous aurez du temps. Vous avez mon numéro. Passez une bonne soirée, Fassa.
— Bonne soirée, fis-je avant de raccrocher. Puis, mue d'une impulsion subite, j'effaçai son numéro de mon répertoire.
Lev ne me rappela pas, et au bout de quelques jours, je me surpris à penser toujours à lui. Au début, j'en parlais à tout le monde parce que cet épisode absolument hallucinant du contrat – pour lequel je fus chaudement félicitée – était encore frais, mais au bout de deux semaines, mon amie Gudrun me fit une remarque troublante.
— Arrête de me saouler avec cette histoire, que tu m'as déjà racontée mille fois. Rappelle-le, couche avec lui, et on en parle plus !
Elle avait raison. Même si ma première réaction fut de nier avec force, je réalisai soudain que j'avais une furieuse envie de le revoir, d'entendre sa voix. Même si c'était pour l'écouter calculer des suites de chiffres à virgules. Une fois tranquille, je fouillais dans mes affaires pour retrouver sa carte, mais je ne parvins pas à remettre la main dessus. Je ne pouvais tout de même me présenter à son bureau, surtout après l'avoir envoyé bouler... Très déçue, je passais la journée à chercher une solution pour retrouver son numéro, en vain.
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