Le petit copain d'Erik
Lev partit le lendemain matin : j’allais avec lui à l'aéroport. Il me prêtait sa voiture pendant son absence, et je devais aller le chercher avec dans trois jours.
Cela avait beau être une courte séparation avant le voyage tant attendu en Islande, je sentis mon cœur se serrer en le voyant disparaître derrière le portique de l'embarquement. C'était la première fois que je me retrouvais sans lui plus d'une journée depuis deux mois et demi, et j'avais beau savoir qu'il serait amené à faire d'autres déplacements, parfois beaucoup plus longs, je n'en étais pas ravie.
Mais il m'avait laissé sa bagnole, une superbe Porsche 955 Transyberia, le quatrième modèle de la série des Cayenne, qui me faisait me sentir la reine de la route. Seul hic, le GPS en japonais, auquel je ne comprenais carrément rien. D'ailleurs, je me demandais encore pourquoi Lev avait acheté sa nouvelle voiture au Japon, alors que c'était une allemande.
J'avais déjà conduit sa voiture, alors cela ne me posait aucun problème pour me rapatrier à Hesa. Mais alors que j'étais en train de me débattre avec le menu de ce foutu GPS nippon, mon téléphone sonna.
— Oui ? fis-je, ayant attrapé le téléphone d'une main, m'apprêtant à m'engager sur l'autoroute pour rejoindre Helsinki.
— C'est moi, Erik, fit la voix pressée de ce dernier dans le combiné. Dis donc, je viens d'avoir Martii qui me dit que t'as une bagnole, alors tu veux pas venir nous chercher, mon pote et moi, à la gare où on vient de débarquer ? On a quarante kilos de matériel sur le dos, alors ça me fait un peu chier de prendre le métro, si tu vois ce que je veux dire.
— Oui Erik, soupirais-je, je vois ce que tu veux dire. J'arrive, disons, dans dix minutes.
— Ok, merci, dit-il. C'est cool.
Je raccrochai, et me concentrai à nouveau sur ma conduite. Arrivant à la gare, je ne tardais pas à apercevoir Erik et son pote, emmitouflés dans d'épaisses parkas techniques, grosses lunettes sur le nez et matériel de ski de randonnée à leurs pieds. Je leur fis un signe, ouvris le coffre de l'intérieur et les laissaient charger leurs sacs et leur matos, observant du coin de l'œil le fameux « pote » d'Erik, le seul qui ne soit pas de notre bande, en fait.
Le type, un brun du genre beau gosse un peu emo et particulièrement nonchalant, dirigeait les opérations avec un naturel déconcertant, roulant tranquillement des mécaniques. Après avoir dit à Erik en anglais : « Nan, pas là, laisse-moi faire » avant de fixer d'une main sûre les planches sur le haut de la bagnole, il me jeta un regard appuyé, dézippant sa parka, un gant coincé entre les dents, dévoilant un débardeur en épais coton gris côtelé sur lequel pendait une chaine à grosses mailles.
Eh ben d'accord, pensai-je en détournant la tête. Depuis quelques temps déjà, je soupçonnais Erik d'être plus intéressé par les hommes que par les nanas, et la vue de ce minet mince et nerveux me conforta dans cette idée.
Tous les deux entrèrent dans la voiture, s'assirent – Erik à l'avant, l'autre à l'arrière, au milieu, dans une pause bien décontractée - et ôtèrent leurs bonnets. À la vue de leur coupe de cheveux, absolument identique, je faillis éclater de rire : en fait, le pote d'Erik était sa copie conforme niveau look, en brun, plus grand, et plus macho. Il était également, pour ce que je pus en voir, eurasien.
— Fassa, me lança Erik avant de passer à l'anglais, je te présente Konosuke. Kon, ma coloc Fassa, une fille super cool.
— Ouais, tu m'en as déjà parlé, fit « Kon » d'une voix grave et posée en me faisant un signe de tête. Salut.
— Salut… Konosuke, répondis-je en lui tendant la main. Ravie de faire ta connaissance. Alors, la neige était bonne ?
— Excellente, fit Erik en soufflant dans ses mains pour les réchauffer. C'est quoi cette caisse de luxe ?
La voix de Konosuke résonna derrière nous, roulante et nonchalante.
— C'est un 4x4 Cayenne de chez Porsche, modèle Transybberia, version turbo S, dit-il tranquillement. Moteur V8, 550 chevaux, peut monter à 280 km/h.
Je me retournai vers lui, soufflée.
— Wow, fit Erik. C'est celle de ton mec ?
— Oui, répondis-je, il est parti en voyage et il me l'a prêté. Mais dis-moi Konosuke, tu travailles dans les bagnoles ? Tu sembles t'y connaître.
— Nan, dit celui-ci avec nonchalance en se calant les deux bras sur la banquette arrière. Je le sais, c'est tout.
— Konosuke est DJ à Tôkyô, fit Erik à sa place. Mais il va devenir flic bientôt.
— Génial, dis-je sans grand enthousiasme avant d'appuyer sur le GPS.
Aussitôt, la voix japonaise résonna dans l'habitacle, alors que je m'arrachais les cheveux pour trouver un moyen de la faire taire.
— Je ne comprends rien à ce foutu GPS, pestai-je en appuyant sur tous les boutons de l'écran.
— Laisse-moi faire, fit alors Konosuke en se penchant sur moi. D'ailleurs, tu devrais me laisser conduire, avec le GPS dans ma langue, je saurais sans problème aller jusqu'à chez vous.
— Merci, Konosuke, mais ça va aller, je connais le chemin de chez moi, répliquai-je avec un sourire pour faire passer mon ton un peu sec. Contente-toi de me mettre cette voix off, ce serait gentil.
— Comme tu voudras, répondit-il avec un petit air « je sais tout ».
En un tour de main il fit taire cette agaçante voix nipponne.
Plus tard, voulant faire démarrer la conversation et paraître sympa, je me tournai vers le pote d’Erik :
— Alors, tu es Japonais, Konosuke ?
— Ouais, répondit ce dernier qui ne savait apparemment pas dire autre chose que « Nan » et « Ouais » en anglais, ou plutôt, avait dû apprendre cette langue dans les bas-fonds de New-York. Ça ne se voit pas ?
D'abord un peu choquée, je faillis en perdre le contrôle du volant, mais me reprenais bien vite, sous l'œil attentif et froid de ce petit voyou insolent.
— Non, ça ne se voit pas, fis-je. Enfin, pas des masses.
— Konosuke parle bien anglais, pas vrai ? fit Erik avec enthousiasme. Il a étudié à New York. En fait, il est nippo-américain, mais né et élevé au Japon.
J'avais beau me lasser d'entendre Erik vanter les exploits et les qualités de son pote, je devais reconnaître qu'il avait l'air de l'adorer. Alors, je me devais moi aussi d'être gentille. C’était si rare de voir Erik avec un tel sourire !
— Oui, ton anglais est impressionnant, Konosuke. Tu parles comme un vrai New-Yorkais.
— Merci, dit-il sans avoir l'air de le penser une seconde, avant d'enfourner dans sa bouche un chewing-gum qu'il avait sorti de sa poche. Mon frère a vécu là-bas pas mal d'années, en fait.
— Son frère est flic, précisa Erik, alors que ça n'avait rien à voir.
— Moi aussi, j'aimerais bien apprendre le japonais, fis-je soudain sans trop savoir pourquoi je disais ça.
— Puisque t'es finnoise, répondit Konosuke, ça ne devrait pas te demander trop d'efforts. On dit qu'avec le russe, ce sont les langues les plus difficiles du monde, possédant une grammaire qui ne trouve son équivalent nulle part.
— On se tape du russe obligatoire à l'école, ici, rétorqua Erik en se tournant vers lui. Il ne nous manque plus que le japonais pour faire un strike.
Je souris à la remarque d'Erik, qui avait l'air de penser que collectionner les langues étrangères ardues était semblable à sa progression de niveau dans un jeu vidéo.
— Ce n'est pas une mauvaise idée, ajouta-t-il. Et on a de la chance, Fassa, comme Konosuke va rester chez nous un petit bout de temps, il pourra nous apprendre le japonais. Génial, pas vrai ?
C'est la bonne nouvelle de la journée, pensai-je tout en affichant un sourire forcé.
En effet, Konosuke s'installa comme chez lui à l'appartement, étalant ses affaires partout et prenant possession de la console à peine arrivé. En plus, il bouffait comme quatre, et fumait comme un pompier.
Ce mec est le côté dark d'Erik, observai-je en voyant ce dernier, que je croyais non-fumeur, tirer d'un air concentré sur une des clopes que Konosuke, occupé à dézinguer un boss sur la X-Box, avait laissé brûler dans le cendrier.
Je m'empressai d'ouvrir toutes les fenêtres, par lesquelles s'échappèrent aussitôt des nuages de fumée.
— Putain, ça caille, murmura Konosuke sans quitter l'écran des yeux.
— J'ai ouvert les fenêtres pour aérer, répondis-je. Je ne fume pas, moi. Et dites les gars, ce serait bien de débarrasser vos affaires du salon avant de vous affaler devant la console.
Si l'un d'entre eux avait dit un truc du genre : « Les gonzesses... », j'en aurais pris un pour taper sur l'autre. Mais à mon grand soulagement, ils obtempèrent sans un mot, avant de retourner à leurs activités vidéoludiques.
Prenant le parti de la bonne humeur, je décidais de jouer avec eux, m'attirant ainsi le respect de Konosuke, qui était pourtant extrêmement difficile à battre même sur mon jeu préféré, SoulCalibur. Après plusieurs parties enfiévrées qui nous occupèrent toute la journée, Konosuke qui était désormais devenu le maître absolu de la console passa à Star Ocean, et c'est le moment où je décidais de m'éclipser, rejoignant des copines, que j'avais peu vues ces derniers temps, pour un dîner en ville.
Pendant ces trois jours sans Lev, tout le temps où je me trouvais à la maison j'eus l'impression d'être propulsée au rang de baby-sitter pour jeunes ados rebelles. Helmut et Martii subirent en effet eux-aussi l'influence contaminante de Konosuke et passèrent leurs soirées à faire des tournois devant la X-Box, ne s'arrêtant que pour commander des pizzas. Je fus forcée de reprendre ce rythme, qui avait aussi été le mien, il est vrai, dans une moindre mesure au début de la collocation. Je me rendis compte alors que depuis que je fréquentais avec Lev, non seulement j'étais peu à la maison, mais qu'en plus, j’avais gagné en maturité. Ce petit intermède potache me fit donc du bien, mais quand Lev revint, j'eus l'impression qu'il s'était écoulé un mois.
Je me jetai sur le pauvre Lev à peine descendu de l'avion et l'embrassais passionnément en plein hall de l'aéroport, les deux bras autour de son cou. Lev en lâcha son attaché-case, avant de froncer les sourcils face au flash d'un appareil photo : un groupe de touristes hongkongais venaient de nous tirer le portrait, trouvant apparemment hautement exotique la vision de deux girafes finnoises en train de se rouler une pelle devant tout le monde.
Cela ne plut pas à Lev. Il s'approcha du groupe, qui le fixait d'un air ahuri, avant de leur adresser la parole en chinois. J'ignorais ce qui se disait, mais j'en compris la teneur quelques instants plus tard, en voyant ces derniers donner leur appareil à Lev d'un air embarrassé. Ce dernier le prit d'un geste sec avant de la mettre dans sa poche. Puis il rendit l'instamatic là leur possesseur et revint me voir.
— Quand même, lui dis-je, c'est pas très cool de ta part. Qu'est-ce que ça fait s'ils ont une photo de nous en train de nous embrasser ?
— Ça fait beaucoup, au contraire. Et puis, je voulais cette photo, répondit-il avec un sourire, avant de sortir l'instantané de sa poche pour le glisser dans son portefeuille.
Encore une bizarrerie de Lev à laquelle je devais m’habituer : je mis ça sur la volonté d’intimité d’un PDG célèbre.
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