Le fils du renard

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J'ai menti en disant que j'avais passé les fêtes de la Saint-Nicolas avec ma famille. En réalité, je les ai passées seul, à Helsinki, car je n'ai plus de famille depuis bien longtemps. Quant à mes contacts avec la Russie, que je t'ai si souvent évoqués, ils feront le cœur de mon récit. Tout ce que je vais te raconter risque de te surprendre grandement, voire te choquer, mais je te demande une seule chose : ne m'interromps pas une seule fois, car tout sera expliqué à point nommé et tu pourras me poser des questions quand j'aurai fini mon histoire.

Je suis né en 1625 au village de Trondheim, à la frontière norvégienne, au nord de la Suède, dans une modeste famille de paysans. Mon père est mort lorsque j'étais très jeune, disparu en montagne alors qu'il guidait un convoi de la capitale, nous laissant seuls, ma mère, ma grande sœur et moi. Nous reçûmes une maigre compensation pour sa mort, qui ne suffit pas à nous mettre à l'abri du besoin et très vite ma sœur dut aller s'engager comme servante au bourg le plus proche. Quant à moi, j'entrais en apprentissage chez le forgeron du village, alors que ma mère travaillait à la maison comme blanchisseuse.

Je n'allais donc pas à l'école, mais le pasteur du village, qui avait de l'affection pour moi et ma famille, décida de m'apprendre à lire. Il disait que même si je devenais forgeron, cela pourrait toujours me servir, et tous les soirs, une fois ma journée terminée, je le rejoignais au prieuré pour travailler. Le pasteur était un homme bon et passionné de littérature, et il ne limita pas mon étude aux seuls textes sacrés. Il disait que j'étais intelligent et doué, et que si je le voulais, je pourrais même entrer au séminaire et devenir prêtre comme lui. Mais j'avais une famille à nourrir, et pour moi la lecture, même si elle me passionnait, ne fut jamais plus qu'un passe-temps me permettant de m'évader d'une existence morne et ordinaire.

Cette passion des livres me rendait en effet supportable l'ostracisme dont était victime ma famille depuis la mort de notre père, tout le village s'étant mis à nous accuser de « possession de renard », une superstition alors en cours dans le nord de la Scandinavie et qui n'était rien d'autre qu'une suspicion de sorcellerie. J'étais régulièrement battu par les gamins du village, et étant toujours resté petit comme je le suis aujourd'hui, ne dépassant jamais le mètre soixante-treize, j'avais du mal à me défendre contre plus grand que moi.

Un jour, pour la Saint-Nicolas, le pasteur m'offrit une compilation des sagas scandinaves en langue ancienne. Je me rappelle avoir passé la nuit entière à veiller, traduisant chaque mot du norrois ancien en langue moderne à l'aide d'un dictionnaire que le pasteur m'avait prêté, et au fur et à mesure que ma progression dans le texte avançait, une résolution s'imposait à moi. Je ne serais pas un obscur petit forgeron, moqué par tous et pauvre, passant sa vie dans un village de montagne perdu au fin fond de la Suède. Je voulais être un héros, comme Siegfried, Beowulf ou le grand Woden, et arpenter le monde en quête d'aventures, l'épée à la main. Je reconnaissais, dans le destin hors norme de ces grands personnages, Siegfried, notamment, à qui je m'identifiais, des traces de la situation insupportable que je vivais. Comme moi, Siegfried étant jeune avait souffert du regard des autres, vivant dans les bois avec les loups en ignorant qu'il était le fils d'une walkyrie, fille de Woden, et d'un héros mort l'épée à la main, avant de rencontrer son destin. Bien sûr, je ne correspondais pas à la description de Siegfried dans la chanson de Volsung, qui a treize ans mesurait déjà un mètre quatre-vingt et faisait plier toute la forêt à sa seule volonté, mais j'étais moi aussi l'apprenti d'un forgeron, et même si mon maître n'était pas le nain Mime, je me sentais capable, tout comme lui, d'arracher l'anneau des Nibelungen au serpent Fafnir et de sauver Midgar, la Terre du Milieu, du Ragnarok ou toute autre menace pouvant peser sur elle. À la suite de ça, je passais souvent mon temps libre dans la forêt, m'entrainant au sabre avec un bout de bois et m'imaginant terrasser des dragons.

Justement, alors que j'allais sur mes quatorze ans, la Suède déclara la guerre à la Russie d'Ivan V, qui venait d'envahir la Finlande. À cette occasion, le roi fit lever des troupes jusque dans les confins, et une délégation passa également dans notre village, dans le but de ramener des volontaires.

C'était un beau jour de juin. J'étais à la forge, comme tous les jours, lorsque j'entendis la trompette du héraut. Délaissant mon travail, je me rendis en tablier jusqu'à la place centrale du village, où tout le monde s'était d'ores et déjà rassemblé.

— Oyez, oyez braves gens ! fit la voix du héraut. Sa Majesté le roi Gustave 1er a besoin de vous pour défendre les frontières de notre royaume contre l'envahisseur russe ! Une rente de dix marks sera accordée à ceux qui seront assez braves pour s'engager, ainsi qu'un équipement, et dix marks de plus pour leur famille s'ils venaient à tomber au combat ! Alors, braves gens, qui est prêt à inscrire son nom dans la légende ?

Je regardai autour de moi : la plupart des villageois avaient les yeux par terre, les femmes suppliaient leur mari ou leurs fils de ne pas partir en chuchotant rapidement, et pas un ne s'avançait hors du groupe.

— Alors ? insista le héraut. Personne n'est prêt à défendre son pays contre la Russie ?

— C'est qu'on a des champs à labourer, fit alors Olav, un rouquin massif qui était considéré comme un meneur. Et nos femmes et nos gosses à nourrir !

— Oui, qui labourera nos champs lorsque nous serons au combat ? lança un autre. Qui s'occupera des récoltes ?

— Vos récoltes, elles seront pillées par les Moscovites s'ils entrent en Suède, s'emporta le héraut, quant à vos champs, ils seront incendiés ! Où est passé le sang des glorieux Vikings qui coule dans vos veines ?

— Bah, firent les paysans, regardant leurs pieds et se balançant d'un air gêné. Le temps des eddas est terminé. On ne fait plus d'expéditions en drakkar, mais de l'agriculture, maintenant. Et puis, les Russes n'arriveront jamais jusqu'ici. C'est encore une guerre qui ne nous concerne pas.

Je n'en croyais pas mes oreilles. Le temps des eddas, terminé ? Cela ne passera pas par moi, pensais-je, et sans hésiter, je posais le pied hors du cercle formé par les villageois.

— Moi, Erik Stormqvist, je suis prêt à m'engager pour la cause du roi, fis je en relevant le menton, regardant le héraut droit dans les yeux. Je veux inscrire mon nom dans la légende.

Je portais encore mon tablier en cuir sale, mes gants trop grands et j'étais couvert de suie, les bras nus.

— Quoi, le fils du renard ? s'exclama Olav. Elle est bien bonne !

— Tu seras écrasé par ton épée, petit !

— Silence ! fit le héraut, faisant taire les rires. En voilà un garçon courageux et déterminé, vous devriez prendre exemple sur lui ! Ma foi, il a l'air robuste, ajouta-t-il en se tournant vers le recruteur, accepté !

À ce moment-là, ma mère se précipita en hurlant :

— Mon fils ! Non !

Je vins à sa rencontre, alors qu'elle s'écroulait en pleurant dans mes bras.

— Erik ! Pourquoi as-tu fait ça ? Que va-t-on devenir sans toi ?

— Je reviendrai, maman, et puisque je m'engage, vous toucherez une rente de dix marks par mois. N'est-ce pas la fin de tous nos problèmes ?

— Je préfère rester dans la misère plutôt que de perdre mon fils à la guerre, sanglota-t-elle.

— Je ne mourrai pas à la guerre, fis-je avec résolution. Je deviendrai un héros, dont vous entendrez parler jusqu'à Trondheim !

Ayant ramassé mes maigres affaires, j'allais faire mes adieux au pasteur.

— La guerre, ce n'est pas comme dans les livres, Erik, murmura-t-il tristement.

Ma mère m'accompagna jusqu'aux portes du village, ayant toutes les peines du monde à me laisser partir.

— Je vous écrirai, promis-je. Tous les mois.

C’est là que je pris la résolution de tenir un journal de bord dans lequel je relaterai le moindre évènement, même infime, qui allait se dérouler dans ma nouvelle vie.

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