Nuit de victoire

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Ainsi entrai-je officiellement dans l'opritchiniya. Les soldats russes firent la fête jusque tard dans la nuit, moi y compris. Éberlué, je les vis se saisir de violes, d'accordéons et de tout un tas d'autres instruments de musique, monter sur les tables, chanter et danser comme les bandes de gitans que j'avais eu l'occasion de voir traverser Trondheim chaque hiver, ponctuant leurs chants de brusques acclamations, invitant leurs camarades à les rejoindre et affichant sur leur visage une expression poignante alternant successivement joie et tristesse, ou devrais-je dire, joie dans la tristesse. Leur musique, jouée sur un rythme d'une rapidité extraordinaire, et comportant de nombreuses notes orientales, était tout à fait inédite pour moi. Chovsky lui-même était de la partie, élevant vers les cieux une voix magnifique de gravité et de profondeur en me tendant les bras, debout sur une table. Vraiment, ces Russes étaient étonnants, et comme mon nouveau général m'avait dit, ils avaient le sens de la fête. Mais Ulfasso n'était pas parmi nous, et l'ayant cherché du regard toute la soirée, j'en fus presque aussi déçu qu'une vierge qui constate que son prince n'est pas au bal où elle s'est rendue.

Chovsky, en revanche, vint me trouver, ayant estimé qu'il avait assez chanté et dansé.

— Allez, bois un coup, Erik Stormqvist ! s’exclama-t-il en russifiant affectueusement mon nom, essuyant d'un revers de main son front couvert de sueur. Tu es des nôtres, maintenant ! Il paraît qu'Ulfasso lui-même t'a fait prêter serment. Je suis fier de toi, même Irvine n'y trouvera rien à redire, à présent.

Pourquoi fallait-il que les Russes soient si chaleureux et amicaux, alors que les Suédois m'avaient toujours traité comme un chien ? Que ne suis-je né russe, pensais-je en acceptant le gobelet de vodka qu'il me tendait.

— Je sais que tu aurais préféré de la bière, camarade, dit-il en riant, mais ici, c'est avec la vodka qu'on trinque ! À la santé du prince Tchevsky ! lança-t-il à la cantonade, aussitôt repris par toute l'auberge où une grande partie des soldats campait.

— Longue vie au prince Tchevsky, à la Russie, et aux opritchiniki !

Ce n'est pas de la terreur qu'ils ressentent pour leur prince, constatai-je, mais du respect et de l'amour. Et désormais, je pouvais moi aussi les comprendre.

— Ulfasso paraît plus aimé que le tsar lui-même, remarquai-je à voix haute.

— C'est Ulfasso qui se bat pour défendre la Russie, pas le tsar, répondit Chovsky. Mais ne t'y trompe pas, c'est pour notre roi qu'il fait cela. Lorsque nous trinquons pour lui, nous trinquons aussi pour le tsar.

— Où est-il, à présent ?

— Le tsar ? fit Chovsky, légèrement interloqué.

— Non... Ulfasso.

— Ulfasso ? Il est au palais Tchevsky, au nord de la ville. Sa famille est de Nizhniy, tu sais. C'est aussi pour cela qu'il était hors de question pour lui de la laisser tomber aux mains de l'ennemi, fit Chovsky en évitant avec tact de mentionner le nom de mon pays de naissance.

Savoir Ulfasso tranquillement chez lui me le rendait plus humain. J'avais du mal à l'imaginer en famille, et je me demandais à quoi pouvait ressembler cette dernière.

— Est-ce qu'il est marié ? demandai-je, espérant ne pas avoir l'air trop indiscret.

— Non, répondit Chovsky. Ulfasso a décidé de dédier sa vie à la défense de la Russie, il ne se mariera pas avant que la dernière menace pesant sur elle ne soit écartée. Et c'est le cas pour la plupart d'entre nous, d'ailleurs. Moi aussi, je ne vis que par les armes… Mais cela ne m'empêche pas d'aller m'amuser de temps en temps ! fit-il en riant. Allez, viens.

Cette nuit-là, je connus ma première nuit d'amour dans les bras d'une femme, une Russe espiègle qui m'appelait « le blond ». Mais je dois avouer que cela ne me fit pas grand-chose, et au moment de conclure, ce ne fut pas son image qui apparut devant mes yeux, mais le souvenir du moment où Ulfasso avait arrêté de sa main le sabre de Chovsky, ses longues mèches grises effleurant fugitivement mon visage. Je la chassais rapidement, n'osant m'avouer que le prince avait pour moi une forte intensité érotique, mais le fait était là. Du reste, mes premiers émois n'avaient-ils pas été suscités par la description de la glorieuse beauté de Siegfried dans la saga des Nibelung ?

La journée du lendemain, je la passais encore avec Chovsky, qui n'était pas originaire de Nizhniy mais d'un obscur village de Tartarie orientale. C'était le seul des trois capitaines à ne pas être noble, et il ne devait son entrée à l'académie des officiers qu'à sa valeur exceptionnelle au combat. Chovsky, pourtant pas si grand que ça pour un Russe, était fort comme un ours, et il maniait avec dextérité une arme impressionnante, un yatagan tartare que je n'étais même pas capable de soulever.

J'appris beaucoup avec Chovsky ce jour-là. N'étant pas originaire de l'anneau d'or formé par Moscou, Saint-Pétersbourg et Nizhniy Novgorod et qui était le cœur de la vieille Russie, mais de ses marches les plus éloignées, Chovsky avait été comme moi, un étranger. Aussi, il se promena avec moi dans la ville comme s'il la découvrait, s'arrêtant régulièrement pour boire un coup, interpellant les jolies filles sur son passage. Il avait une joie de vivre communicative, un caractère simple, tout en étant droit et courageux. À la fin de la journée, je l'adorais déjà, et le couvais de regards admiratifs, me demandant, si un jour, moi aussi, j'avais une chance de devenir comme lui.

Mais Chovsky n'était pas seulement un capitaine bon et droit, c'était aussi mon chef et le meilleur ami d'Ulfasso. Et quand ce dernier apparut, en début de soirée, à l'auberge où nous étions pour m'arracher mon nouveau camarade, j'en fus presque jaloux. Assis sur la table en attendant mon chef qui était parti aux toilettes, j'aperçus soudain Ulfasso entrer et chercher des yeux Chovsky dans la salle, faisant taire d'une main distraite les acclamations de ses hommes. Il ne portait plus son armure mais un long caftan noir, et je devinais qu'il s'était échappé du palais pour aller chercher son ami, sûrement non reçu chez les Tchevsky qui étaient trop proches du tsar pour laisser entrer un officier tartare chez eux, fût-il le meilleur camarade du prince héritier.

Ulfasso ne me jeta même pas un regard. Dès qu'il aperçut Chovsky, il s'avança vers lui à grands pas, et bientôt les deux hommes sortirent de l'auberge, me laissant seul. Irvine, qui attendait dehors, les rejoignit, et ils s'éloignèrent tous les trois, partant sûrement faire la fête de leur côté.

J'ignorais où ils étaient allés, mais de toute façon, il était hors de question pour moi de les suivre. Je n'étais qu'un bleu, même pas russe en plus, beaucoup plus jeune qu'eux et même si ma journée avec Chovsky m'en avait quelque peu donné l'illusion, je ne faisais pas partie de la bande des chefs. J'allais donc trainer ma solitude dans la ville sur laquelle l'euphorie de la veille était quelque peu retombée, donnant des coups de pied dans les cailloux que je croisais sur ma route.

Le lendemain devait être notre dernier jour à Nizhniy Novgorod. Ulfasso, qui avait juré au tsar de ne jamais s'arrêter plus de deux nuits dans une ville tant que l'empire ne serait pas pacifié, avait ordonné le départ pour midi.

Avant le rassemblement des troupes, apercevant un grand nombre de Russes s'éparpiller pour dire adieu à leur famille s'ils en avaient à Nizhniy, je décidais de suivre Ulfasso, qui, ayant revêtu son armure, nous quitta en douce pour se rendre au mausolée du Vieux Kremlin. J'étais intrigué par mon nouveau général, et je voulais en savoir plus sur lui.

Ce jour-là, j'eus un premier aperçu du fanatisme pathologique d'Ulfasso. Étant entré dans ce qui s'avérait être le mausolée des familles nobles apparentées au tsar par le sang, parvenu dans une crypte aux vitraux monumentaux, Ulfasso se jeta à genoux sur les marches menant à une tombe sur laquelle gisait une sinistre statue de femme.

« Mère, dit Ulfasso d'une voix profonde et vibrante que je n'eus aucun mal à entendre de ma cachette, aujourd'hui encore j'ai défendu notre pays contre les envahisseurs qui tentent toujours de le violer. Je vous avais fait le serment que jamais ils n'entreraient dans Nizhniy Novgorod où vous reposez, et vous le voyez, j'ai tenu ma parole. Je repars aujourd'hui, mère, mais je ne voulais pas quitter notre ville sans être venu vous saluer ».

À ma grande surprise, Ulfasso se releva, puis il monta les marches jusqu'au tombeau, et embrassa rapidement la bouche de la statue de la gisante. Est-ce que c'était là encore une nouvelle coutume de ces Russes si passionnés et sentimentaux ? Alors que j'étais occupé à réfléchir à cela, Ulfasso fit demi-tour pour sortir du mausolée, et je me cachais derrière un pilier pour ne pas qu'il me voie. Je le vis passer à seulement quelques centimètres de moi, le visage à moitié caché par ses longs cheveux gris. Dans l'ombre, éclairé par la seule lueur des bougies, il avait quelque chose d'animal, de résolument effrayant. Les coins de sa large bouche remontant sur ses joues pleines, son nez lupin, ses yeux dont on ne pouvait apercevoir que l'éclat des prunelles brillant dans le noir de la cavité sombre sous son arcade sourcilière, lui donnaient l'air d'un loup. Il s'arrêta quelques secondes à ma hauteur, resserrant les doigts sur la poignée de son sabre dans un crissement de cuir, et je crus défaillir. M'avait-il repéré ? Heureusement, il reprit sa route, faisant claquer la lourde porte d'airain qui résonna derrière lui. Je me signais rapidement en soupirant, et quittais ce sinistre endroit sur la pointe des pieds, me hâtant de rejoindre les soldats pour le départ.

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