Irina
Curieux, je chevauchai non loin de la nouvelle recrue. Les trois capitaines, Ulfasso, Chovsky et Irvine, trottaient comme souvent loin devant.
Cette Kazakh savait monter à cheval. Elle était même, je pense, meilleure cavalière que moi. J'eus du mal à suivre son rythme, mais lorsque je fus parvenu à sa hauteur, je réussis à me maintenir à son allure.
— Hé, lui criai-je alors qu'après m'avoir jeté un rapide coup d'œil, elle pressait son cheval de ses longues rênes. Attends-moi !
— Qu'est-ce que tu veux ? me répondit-elle, ses longues nattes brunes volant derrière elle. N'as tu pas entendu ce qu'a dit ton démon de maître ? Tu veux mourir transpercé par une de ses flèches ?
— Je veux juste parler, fis-je en la rattrapant. Et Ulfasso n'est pas un démon, c'est un bon général. Il est droit et juste.
La fille tira sur les rênes de son cheval.
— Ah oui ? Pour moi, c'est un Russe, donc un ennemi !
— Ne t'a-t-il pas sauvé la vie ? Il a fait la même chose avec moi, tu sais.
Cela éveilla la curiosité de la jeune fille.
— Tu n'es pas Russe ? D'où viens-tu ?
— Je suis Suédois. Je viens du village de Trondheim, à la frontière. Je m'appelle Erik Strormqvist.
— Et comment en es-tu arrivé à être dans l'armée russe ?
— En fait, je me suis enrôlé dans l'armée royale de Suède, et lors de la première sortie de notre bataillon, nous sommes tombés sur l'armée d'Ulfasso qui nous a tous décimés. Il n'y a qu'à moi qu'il a laissé la vie sauve, parce que, comme toi, j'ai fait preuve de courage. Depuis, je fais partie des opritchiniki...
— Et comment peux-tu l'aimer, puisqu'il est ton ennemi, et a tué tous tes frères ? tempêta la Kazakh.
— Il m'a sauvé la vie, alors que les miens voulaient ma mort. Et surtout, aucun capitaine suédois n'arrive à la cheville d'Ulfasso, murmurai-je. Il est fort, généreux, juste et droit, et il sait ce que honneur veut dire. Il a beau avoir été mon ennemi, je l'admire et le respecte. Je le suivrais en Enfer s'il le fallait !
— C'est la magie d'Ulfasso qui t'aveugle, dit-elle en regardant au loin. Il est le fils de Satan, un outrage à la face de Dieu !
— Pour les Russes, Ulfasso est au contraire guidé par la main divine. Tu le verras bientôt, de toute façon, et si tu restes aveugle aux signes et trahis, alors il te tuera !
Ayant dit cela, je talonnai mon cheval et la dépassai.
Le prince avait l'air de tenir cette fille en haute estime : il la laissait chevaucher seule et déliée, là où tant de femmes s'étaient retrouvées la tête en bas et les mains dans le dos, jetées à l'avant du cheval du soldat qui l'avait prise, avant d'être violées tous les soirs. J'avais moi-même craint le pire quant à son sort, mais je dois avouer que plus je côtoyais mon général, que plus j'apprenais à le connaître – dans la mesure où on peut connaître quelqu'un d'aussi mystérieux – plus j'en arrivais à la conclusion que le prince Ulfasso Levine Tchevsky, dont le nom avait été chez moi synonyme du mal absolu, n'était pas si cruel qu'on le disait. Ulfasso était adoré de ses hommes, qui le considéraient d'une intégrité et d'un courage exemplaire, et moi comme eux, je lui vouais une confiance aveugle.
Comme il l'avait fait avec moi, Ulfasso ne força la princesse à rien. Elle était prisonnière sans l'être; du charisme d'Ulfasso et de cette façon qu'il avait de vous contraindre à le suivre sans vous en donner une seule fois l'ordre.
Cependant, Ulfasso testa Irina. Arrivant un matin en vue d'un contingent de Kirghizes qui achevaient de piller un village, il lui dit :
— Si tu me ramènes cent têtes ennemies, décapitées de ta main, alors je commencerais à considérer ton retour parmi les tiens comme une option. Nous allons attaquer ces lâches qui sont en train de mettre à sac un village de chez nous : commence dès maintenant à racheter ta liberté, si tu le peux.
La princesse ne se fit pas prier deux fois. Elle se jeta au combat la première, avec une rage et une science de la guerre qui m'étonna. Mais à la fin de la journée, alors que la horde avait été décimée, elle n'eut que cinq têtes à présenter à Ulfasso.
— C'est pas mal, dit ce dernier en soulevant par les cheveux une face à la grimace hideuse, mais ce n'est pas suffisant.
Dépitée, cette dernière baissa la tête.
— Si tu n'es pas contente, je t'autorise à te suicider, railla finalement Ulfasso avant de lui tourner le dos.
Lorsque nous montâmes le camp, la première nuit depuis des mois entiers passés à cheval, j'allais trouver Chovsky.
— Tu crois qu'Ulfasso va finir par faire de cette captive sa concubine, comme vos soldats font d'habitude ? lui demandai-je, de plus en plus étonné par la manière dont elle était traitée.
— Non, répondit Chovsky avec une assurance qui me surprit. Ulfasso ne touchera pas à un centimètre du corps de cette Kazakh, au pire, il se contentera de la tuer. Mais ça m'étonnerait : il a l'air de bien l'aimer.
— Pourquoi Ulfasso ne revendique-t-il pas ses droits sur les femmes qu'il prend comme prises de guerre ? N'est-ce pas ce qui se fait couramment, en Russie ?
Chovsky soupira, lâchant la corde qu'il était en train d'ajuster.
— Ulfasso est lui-même le fruit d'un viol, révéla-t-il en se retournant vers moi. Celui de sa mère, la princesse Anastasia, par un seigneur de la guerre des marches orientales, où elle a été retenue captive, alors enceinte de lui. Ulfasso est né dans un de ces camps barbares, et il s'est échappé avec sa mère, alors qu'il avait quatorze ans, pour rejoindre Nizhniy. Il m'a confié un jour qu'à cause de cela, elle l'avait toujours eu en horreur, lui, son propre fils, et que jamais, même lorsque pendant tous ces mois il la porta sur son dos en luttant pour sa vie dans les steppes mongoles, elle ne lui témoigna un seul signe d'affection ni ne lui parla. Mais sa mère est la seule personne qu'Ulfasso ait jamais aimée, et rien que pour cette raison, jamais il ne prendra une femme contre son gré. C'est comme ça.
Je n'en revenais pas. Ulfasso, prince impérial et général de toutes les Russies, était un bâtard résultant d'un viol, comme Gengis Khan ?
— Comment les Tchevsky en sont-ils arrivés à l'accepter comme héritier ? murmurai-je, incrédule.
— Ils n'avaient que lui, soupira Chovsky. Et puis, il a fait ses preuves. Du reste, le prince Nicolas, le frère de la princesse Anastasia, adorait sa sœur, et il a reporté son amour sur son fils. Il l'a toujours protégé face aux médisances.
— Je vois, murmurai-je.
— Juste un conseil, répliqua Chovsky avant de se retourner à son travail. Ne répète jamais ce que je viens de te dire, si tu veux garder ta tête sur tes épaules. C'est un secret entre Ulfasso, Irvine, et moi ! Tu n’es pas censé être dans la confidence.
J'acquiesçai, puis m'éloignai, méditant sur ce qu'il venait de m'apprendre.
Du reste, Chovsky, qui avait compris que je n'étais pas un danger pour elle, m'affecta à la garde de la prisonnière. Je restais monter la garde devant la tente d'Ulfasso, à la fois ravi et curieux, où celle-ci s'était installée d'office. En parlant avec elle avant qu'Ulfasso n'arrive, j'appris qu'elle s'appelait Irina, et était une princesse dans son clan, fille d'un puissant chef de guerre qui avait été tué plus tôt par les Russes de Iemtchev, le grand-cousin du tsar. Notre conversation, plutôt intéressante, fut interrompue par l'arrivée d'Ulfasso, dont j'entendis les pas à l'extérieur. Je quittais la tente en vitesse, me postant dehors, un œil à l'intérieur pour suivre ce qui allait se passer.
Alors qu'Ulfasso regagnait la tente, la princesse Irina se saisit de son couteau, qu'elle cacha habilement dans son caftan avant que le général ne rentre. Je faillis dévoiler ma présence pour prévenir le prince, puis me ravisais finalement : il était impossible que quelqu'un de sa force soit blessé par une femme, aussi guerrière que puisse être cette Kazakh.
Ulfasso souleva la peau de l'entrée du polog d'un geste las avant de se diriger vers le centre de la tente. Il ne disait pas un mot, ne jetait pas un regard à la jeune fille qui l'observait en silence, tendue comme un arc et prête à bondir à tout moment. Je comprenais sa situation : se trouver chaque jour dans l'expectative d'un sort inconnu est presque pire que le sort lui-même.
— Est-ce que tu comptes enfin faire valoir tes droits sur mon corps et abuser de moi cette nuit, Ulfasso ? lui lança-t-elle finalement sur un ton que je trouvais à la fois provocant et familier : je n'aurais pour ma part jamais pu appeler le prince par son prénom, et encore moins le pousser à me faire ce que je redoutais.
— Non, répondit nonchalamment ce dernier. Pas plus hier qu'aujourd'hui.
— Et demain ?
— Demain non plus, soupira-t-il en lui jetant un rapide regard. Je t'ai donné ma parole : est-ce que tu oserais la mettre en doute ?
Même si le prince ne proposait plus à la princesse de se suicider, cette phrase me réconforta dans mon idée : il ne semblait pas l'aimer comme le prétendait Chovsky.
— Je ne mets pas ta parole en doute, Ulfasso, répondit Irina. Je veux juste te rappeler que tu ne me posséderas jamais : tu as beau essayer d'endormir ma méfiance en te montrant magnanime, je sais qui tu es.
Était-elle allée trop loin ? Le prince se rapprocha calmement et vint se planter devant elle, la dominant de toute sa haute stature. Ne le craignait-elle pas ? Je ne le pense pas, car le léger tremblement qui secoua son corps face au regard froid d'Ulfasso ne m'échappa pas.
— Et qui suis je alors, dit-il de sa voix grave et profonde, pour toi qui prétend me connaître ?
— Tu es un monstre sans cœur, qui a vendu son âme aux démons, souffla-t-elle. Jamais je ne te céderai, jamais je ne t'appartiendrai.
Ulfasso la fixa longuement, et elle soutint son regard sans ciller. Je me demandais ce que ressentait le prince en étant plongé dans les yeux envoûtants de cette beauté rare, mais je me demandais plus encore ce qu'elle ressentait elle, en soutenant le regard brillant et froid d'Ulfasso, dont le seul visage, par sa beauté si surnaturelle qu'elle en devenait effrayante, était dur à contempler trop longtemps.
— Question de point de vue, fit-il en réponse. Pour mon peuple et mes hommes, je suis un saint, l’incarnation même de la Russie.
Irina, qui le regardait d'en bas comme une louve regarderait un tigre, monta sa main aux ongles pointus jusque devant son visage. Là, elle s'arrêta, puis après un rapide moment d'hésitation elle eut un geste qui me stupéfia : elle osa poser son doigt sur l'une des longues mèches grises du prince avant de la lisser lentement.
— Tes cheveux ne sont pas des cheveux d'humains, murmura-t-elle en faisant glisser la mèche entre ses deux doigts. Des cheveux de cadavre, de fantôme !
Ulfasso ne bougea pas. Il restait droit et digne, le visage absout de toute trace d'émotion et les yeux baissés sur elle de la même façon dont il nous regardait tous.
— Ton visage n'est pas humain, continua Irina en posant sa main sur la joue pâle d'Ulfasso, effleurant sa bouche du pouce.
Ulfasso resta immobile, mais lorsqu'elle posa sa main sur son ventre, il ferma les yeux.
— Ton corps n'est pas humain, souffla-t-elle en faisant crisser le cuir sur son entrejambe. Rien n'est humain chez toi !
Fasciné par la scène, je crus apercevoir trop tard l'éclat du couteau que sa main droite avait sorti du caftan pour le pointer sur la gorge d'Ulfasso, mais celui-ci fut plus rapide que moi. Lui enfermant le poignet dans sa main, il bloqua son geste, et posa son regard glacial sur elle.
— Tu crois être la première à essayer de me tuer par une telle ruse ? dit-il alors, un lent sourire se dessinant sur son visage. Pourquoi crois-tu que je refuse quiconque dans mon lit ?
Cependant, ce n'était ni de la peur ni de la rage qui se révélait sur le visage d'Irina, mais une expression de fascination sans borne. Et lorsqu'Ulfasso rapprocha la lame de sa gorge, les yeux de la princesse s'ouvrirent en grand.
— Vas-y, lui dit le prince de cette voix moqueuse et rauque que je lui avais tant entendue. Si tu crois en être capable… essaie de me tuer !
Et il relâcha la pression sur son poignet. Aussitôt, Irina se précipita, mais les mouvements d'Ulfasso étaient trop rapides : deux secondes plus tard, le couteau se retrouvait dans sa main comme par magie. Pétrifiée, Irina recula d'un pas.
— Il semblerait bien que je n'aie rien à craindre de toi, ricana Ulfasso en lui tendant le couteau par la lame. Mais je salue ton courage, que bien des hommes ont à t'envier. C'est pour cela que je te laisse en vie… avec tes armes et ta liberté. J'espère que cette fois, tu l'as compris.
Sur ce dernier mot, il tourna les talons et se dirigea vers la porte du polog, attrapant au passage une épaisse fourrure qu'il balança sur son épaule.
— Où vas-tu ? lui cria Irina, le faisant stopper juste à la porte.
— Je préfère dormir dehors, répondit-il sans se retourner. Je te laisse ma tente pour toi toute seule. Sur ce, bonne nuit.
À partir de ce moment-là, Irina occupa la tente d'Ulfasso à sa place. J'ignore où celui-ci dormait, mais je crois savoir qu'il installa ses quartiers dans celle d'Irvine.
Personne n'osait le dire ouvertement, mais pour moi, il était évident qu'Ulfasso avait déménagé pour rester capable de tenir sa promesse. Finalement, même lui, ne pouvait pas rester insensible face à une beauté comme la princesse Irina.
Cette dernière m'interpella un jour, alors que je passais devant la tente.
— Ulfasso m'a dit que finalement, il était d'accord pour me laisser partir, dit-elle en croisant les bras sur son caftan. Mais moi, je ne peux pas retourner parmi les miens en disant simplement qu'Ulfasso m'a laissé partir par pitié ! Croit-il donc que nous, les kazakhs, nous n'avons ni fierté ni honneur ? Je lui ai dit que je lui ramènerais cent têtes ennemies, c'est donc cent têtes ennemies, et pas une de moins, qu'il aura à ses pieds avant que je reparte !
C'est ainsi qu'Irina scella son sort, prisonnière de l'amour qu'elle commençait à ressentir pour notre général. Ce dernier l'aimait aussi, et tous les deux se croisaient dans le camp en faisant semblant de s'ignorer, la tête haute, mais s'observaient en silence dès qu'ils se croyaient hors de vue. J'assistais à tout cela comme le témoin actif que j'étais, sans savoir que se mettaient en place sous mes yeux les premiers rouages d'une tragédie sanglante, qui allait voir les morts se succéder et changer, encore une fois, mon destin de manière irrémédiable.
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