Ilniev

8 minutes de lecture

Au terme de trois jours de marche forcée, nous arrivâmes bientôt en vue du monastère, situé sur une île au milieu d'un vaste lac accessible seulement par une barque et entouré, au nord, par un petit village ukrainien. Ulfasso y déploya ses troupes d'office, faisant fi des habitants médusés, qui se demandaient ce qu'une unité de trois cents hommes en armes venait faire dans leur paisible bourgade isolée du monde par une vaste forêt.

À peine arrivé, Ulfasso voulut se rendre au monastère. Entrant d'un pas décidé et en armure complète dans l'auberge où se réunissaient les notables du coin, il provoqua sueurs froides et murmures paniqués en exigeant d'être conduits sur l'île séance tenante. Inutile de préciser qu'il faisait nuit, qu'Ulfasso était d'une humeur de chien, et que la plupart de nos hommes ignoraient ce que nous faisions là.

— Dix pièces d'or pour celui qui me fait entrer dans ce monastère maudit, tonna Ulfasso en posant avec fracas un sac d'or sur la table, son poing recouvert de métal faisant plus de bruit que ces dernières. Pour ceux qui refusent, c'est la mort !

Les boyards se regardèrent en silence, catastrophés. Debout derrière Chovsky, je m'efforçais d'afficher moi aussi un air terrible, espérant que cela déciderait ces villageois bornés à accéder aux exigences d'Ulfasso avant que ce dernier ne commence à en tuer quelques-uns pour l'exemple.

— Mais c'est impossible, fit enfin l'un des boyards. Ce monastère est habité par une communauté de moines coupés du monde, qui ont fait vœu de silence absolu et de solitude. Nul homme ne peut troubler leur méditation.

— Et alors, tempêta Ulfasso en frappant du poing sur la table, comment ils vivent, ces moines ? Il faut bien que quelqu'un leur apporte à manger !

— Oui, quelqu'un fait le voyage une fois par semaine, et leur dépose des vivres devant la porte avant de repartir. Mais personne n'entre.

— Et bien ce voyage, ricana Ulfasso, c'est ce soir qu'il se fera ! Emmenez-moi jusqu'aux portes du monastère, je m'occupe du reste.

Chovsky me jeta un rapide coup d'œil, devinant que notre général avait l'intention de se lancer littéralement à l'assaut de la bâtisse.

Les boyards gardèrent le silence.

— Ils nous l'avaient bien dit, murmura soudain l'un d'eux à son voisin en russe ukrainien, qu'un jour le diable tenterait de forcer les portes de leur retraite...

Je frémis. La réaction du prince ne se fit pas attendre : tirant son épée, il décapita le bourgmestre, avant de rengainer dans un même mouvement. Ces derniers temps, Ulfasso multipliait les exactions.

— Voilà ce qu'il te dit, le diable, gronda-t-il à l'adresse du mort. Puis, se tournant vers la populace : Vous ne savez pas qui je suis, dans ce patelin, ou quoi ? Je suis le prince Ulfasso Levine Tchevsky, neveu du tsar et général de ses armées. Et pour la dernière fois, j'exige qu'on me conduise dans ce monastère !

Cela fut fait. On sortit une barque jusque là soigneusement cachée dans les roseaux, et à peine monté dedans, Ulfasso dégaina son sabre qu'il pointa sur la gorge du paysan.

— Conduis-moi vite sur ce fichu îlot, menaça-t-il. Et t'as intérêt à ramer ferme !

— Tu ne veux pas qu'on t'accompagne ? s’enquit Chovsky, plutôt inquiet.

— Pas la peine, répondit Ulfasso. Reste plutôt ici, au cas où Roman se montrerait.

— Quand reviendras-tu ?

— Je n'en ai pas pour longtemps, grinça Ulfasso dans un murmure, et poussant d'un brusque coup de pied le paysan à ramer, il s'éloigna sur l'eau.

Au bout d'une semaine, ne voyant toujours pas revenir notre général du monastère, Chovsky vint me trouver.

— Viens, dit-il en me réveillant alors que le soleil n'était pas encore levé, je vais voir ce que fait Ulfasso.

Nous traversâmes le village en silence, gagnant l'embarcadère où se trouvait encore une petite barque.

— Cela fait maintenant une semaine qu'Ulfasso Levine s'est retranché dans ce monastère, observa Tiemsky, en cantonnement sur la rive pour guetter le retour de notre général. Pas une seule fois il n'en est sorti.

— Qu'est-ce qui se passe ? demanda un autre d'une voix inquiète. Il paraît qu'il aurait vu le capitaine Irvine, avec qui il aurait eu une altercation, juste avant d'entrer.

— Qui a dit ça ? demanda Chovsky d'une voix impatiente. Et pourquoi on ne m'en a rien dit ?

— On n’est pas sûrs, fit Tiemsky en baissant la tête, mais Ejnev et moi, on a cru voir le capitaine Irvine parler avec le général, lorsqu'il a accosté. Mais ça aurait pu être un moine.

— Je l'espère, fit Chovsky avec une colère contenue, car sinon, vous aurez à répondre de votre manque de respect des ordres, sous-officier Tiemsky !

— Je vous présente mes excuses, mon capitaine, fit ce dernier en baissant la tête. Cela ne se reproduira plus. Qu'est-ce qu'on fait pour le général ?

— Je vais voir ce qu'il fait, fit Chovsky en posant sa main sur l'épaule du soldat. Attendez-moi là et ne cherchez pas à me rejoindre, sauf si je vous en donne l'ordre.

Chovsky, une fois de plus, avait l'expression rassurante et tranquille de l'homme qui prend tout en main. Du reste, c'était ce qu'on attendait de lui, maintenant qu'Irvine avait déserté, et qu'Ulfasso, enfermé sur cette île, ne donnait plus signe de vie. Déjà, le désordre commençait à se répandre dans l'opritchnina.

Cependant, pendant toute la traversée, le visage de Chovsky resta sombre et silencieux. Il est préoccupé, observai-je avec inquiétude en ramant, les yeux posés sur son visage devenu austère. Il se passe quelque chose de grave.

Mon pressentiment fut vérifié dès que nous poussâmes la porte du monastère. Il y régnait une odeur de mort. Pas un bruit non plus, et le noir complet.

— Il y a quelqu'un ? appela Chovsky avant de se couvrir le nez de son caftan. Ulfasso ?

Personne ne répondit.

— Ça pue, dit-il. Donne-moi ta torche.

Et faisant crisser sa pierre à feu sur la torche huilée, il l'alluma.

Ce que la lumière nous révéla me glaça d'horreur. Partout autour de nous, ce n'était que cadavres : tous les moines avaient été massacrés, du premier jusqu'au dernier. Il n'en restait pas un de vivant.

— Par le Christ et tous les saints, fis-je en me signant, alors que Chovsky se penchait sur l'un d'eux.

— Ce ne sont pas des moines ordinaires, observa-t-il. C'est peut-être la première fois que tu vois des moines orthodoxes, mais ceux-là ne font partie d'aucun ordre connu. Regarde les signes peints sur leurs capuches, et celui qu'ils portent sur leur front.

D'un geste rapide, il révéla le front du cadavre. Sur son visage aux yeux blancs, la bouche figée en un cri muet, on pouvait voir en effet un signe étrange, tatoué à l'encre noire sur son front.

— C'est un signe cabalistique, observais-je, en ayant déjà vu de ce genre dans une Genèse en hébreu se trouvant dans la bibliothèque du prêtre de mon village. Attends, je crois que je peux le lire… C'est « emeth », ce qui veut dire « vérité ».

Chovsky releva un regard incrédule sur moi.

— Et bien, on peut dire que tu es un homme plein de surprises, s’étonna-t-il. J'ignorais même que tu savais lire !

— Le pasteur de mon village natal, Trondheim, me l'a appris, répondis-je. C'est chez lui que j'ai vu ce genre de signe, il possédait un livre israélite, un évangile apocryphe intitulé « Livre d’Hénoch ». Il l'appelait la "Bible interdite"... Je l’ai lu, comme tous les autres qu’il possédait.

Le brave homme, toujours prompt à m'encourager à étendre mon savoir, m'avait pourtant défendu de lire ce livre. Mais j'avais passé outre. Je devais regretter bien plus tard mes paroles imprudentes.

— Et qu'est ce qu'elle racontait, cette Bible interdite ? s'enquit Chovsky sans me regarder, scannant de sa torche le moindre recoin sombre.

Une fois de plus, il n'avait pas l'air impressionné. Juste inquiet.

— La chute des anges rebelles sur Terre, leurs agissements impies et la punition de l'Éternel pour leur trahison.

Le sujet ne sembla pas intéresser Chovsky, bien plus interloqué par la position des cadavres.

— Ils sont tous morts en ligne, comme s'ils étaient en prière au moment où on les as tués, observa Chovsky d'une voix grave. Mais où est Ulfasso, bon sang ?

Après l'avoir appelé sans succès plusieurs fois, nous poursuivîmes notre exploration en nous enfonçant dans les profondeurs du monastère. Là, nous ne tardâmes pas à découvrir une petite porte, qui donnait sur un escalier en colimaçon qui paraissait ne pas avoir de fin. Après l'avoir descendu prudemment, ayant manqué de basculer tout en bas à plusieurs reprises, nous nous retrouvâmes dans des catacombes humides et sinistres, labyrinthiques, où nous nous perdîmes des heures durant. Finalement, revenant toujours à notre point de départ et choisissant d'autres couloirs par élimination, nous tombâmes enfin sur une porte, qui s'ouvrait sur une immense bibliothèque.

Au fond, une lumière brillait. Et encore, nous entendîmes la voix d'Ulfasso résonner, basse et rauque.

— Reste derrière moi, et n'ouvre pas la bouche, m'ordonna Chovsky en se dirigeant vers la voix de son ami.

Il se retrouva bientôt devant lui. Ce dernier, une pile de manuscrits en russe ancien à ses pieds, lisait un gros livre qu'il tenait dans les mains, sans nous prêter la moindre attention. Sidéré, je regardai autour de moi : derrière lui, des rangées entières d'incunables et de parchemins avaient été vidés de leurs étagères et jonchaient le sol dans un fouillis de papier. Ulfasso devait avoir passé la semaine entière à les lire, et à présent, il faisait les cent pas en nous ignorant, plongé dans ses psalmodies. De plus, je ne comprenais pas un traitre mot de ce qu'il murmurait comme de sinistres imprécations.

— Ulfasso, fit alors Chovsky en s'approchant de lui. Qu'est-ce qui se passe ici ?

— Laisse-moi seul, répondit seulement ce dernier sans le regarder.

— Cela fait une semaine que tu es enfermé là-dedans, à lire ces fichus bouquins, insista Chovsky, tes hommes se demandent ce qui se trame. Est-ce toi qui as tué tous les moines ? Pourquoi ?

Ulfasso continua de l'ignorer, le dépassant pour attraper un nouveau livre, jetant par terre sans plus de ménagement celui qu'il venait de finir. Chovsky le rejoignit et lui mit la main sur l'épaule, sûrement pour le faire revenir à la réalité.

— J'ai dit, laisse moi seul ! gronda alors ce dernier en se retournant brusquement, les yeux habités d'une lueur qui nous fit faire un bond en arrière à tous les deux, Chovsky et moi.

Je n'avais jamais vu Ulfasso comme ça, et apparemment, Chovsky non plus.

— C'est bon, lui fit ce dernier en remontant le col de son caftan, on t'attend en haut.

Nous attendîmes Ulfasso trois jours durant, campant tous les deux dans ce monastère sinistre que nous avions nettoyé de ses cadavres, les faisant tous flamber dans la cour, où du reste se trouvait déjà un bûcher calciné. Chovsky était peu loquace, conservant cette expression de préoccupation intense sur le visage. On aurait dit qu'il avait pris dix ans.

— D'abord Irvine, puis Ulfasso..., ne cessait-il de murmurer. Quelle est cette malédiction qui s'est abattue sur nous ?

J'ignorais ce qu'il voulait dire, mais lorsque je voulais en savoir plus, tout ce qu'il me répondait, c'était ce murmure : « Ulfasso est en train de devenir fou ».

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0