Le messager céleste

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Il nous fallut trois jours pour rejoindre Nizhniy, ville que je n'avais vue qu'en état de siège. Là, dans son manteau de neige, elle me parut presque paisible, lorsque je l'aperçus en contrebas d'un haut col où Chovsky s'était arrêté.

— Il paraît qu'Ulfasso, lorsqu'il a vu Nizhniy pour la première fois, ayant traversé toute l'Asie en portant sa mère malade sur son dos, était pile là où nous nous tenons aujourd'hui, et qu'il en a été si ému qu'il a embrassé la neige. C'est lui-même qui m'a raconté cette histoire un soir à l'école des officiers, lorsqu'il avait dix-sept ans. Cela faisait à peine six mois qu'il se trouvait en Russie. Pour lui, Nizhniy signifie beaucoup, elle est très, très importante.

J'avais du mal à m'imaginer Ulfasso à dix-sept ans. J'en fis part à Chovsky, qui sourit à cette évocation.

— Je me souviens très bien de l'impression qu'il m'a faite lorsque je l'ai rencontré pour la première fois, dit-il d'un air rêveur. Il était grand et mince, avec un visage très doux, presque féminin. Il avait encore de nombreuses mèches d'un noir de jais dans ses cheveux, qui ont toujours été très longs. Ils ne sont devenus entièrement gris qu'après… Mais dans ce regard mélancolique et plutôt triste qu'il avait alors, on pouvait déjà discerner cette lueur, les traces de cette volonté de fer qui le caractérise. Je l'ai tout de suite aimé, car il était très différent de moi. Il était silencieux et réservé, gracieux et noble. Ses colères brutales et violentes étaient plus espacées qu'aujourd'hui, il s'est écoulé de longs mois avant que je ne le voie ainsi. Avec lui et Irvine, nous étions inséparables, et il nous regardait débattre passionnément avec une telle expression sur le visage… Il était vraiment à part, j'ai tout de suite su qu'il serait amené à avoir un grand destin, hors normes.

Ulfasso, un adolescent torturé avec de longs cheveux noirs, striés de mèches grises… Le portrait que faisait de lui son ami Chovsky me paraissait irréel. Mais en y réfléchissant bien, je me rendis compte que ce jeune homme mince et triste que Chovsky évoquait faisait naturellement partie de la personnalité de mon général, même si l’on avait du mal à le retrouver dans le guerrier violent et viril, imposant de grandeur et à la chevelure d'un gris-argent surnaturel, qu'il était aujourd'hui.

— Pour le Ulfasso d'alors, continua Chovsky, la famille et les amis, c'était ce qu'il y avait de plus important au monde. Il faisait fi de la gloire, il n'a même pas cillé lorsque le tsar l'a nommé général alors qu'il avait à peine vingt-trois ans. Pendant la guerre avec les Mongols du Khan, au cours de laquelle il s'est distingué, c'était pour nous qu'il se jetait dans la mêlée. Nous étions tout ce qu'il avait au monde...Et pour Irvine et moi, c'était pareil. Ulfasso, c'était notre frère, nous nous étions juré une amitié éternelle.

Je restai silencieux face à cette belle histoire, qui s'était terminée de façon bien triste. Chovsky soupira, puis il me tapa sur l'épaule.

— Allez, on y va, première classe Stormqvist, me dit-il avec un sourire ne portant plus la moindre trace de nostalgie. Nous devons aller affronter les Tchevsky.

Affronter, c'était bien le mot. Ils ne nous reçurent qu'avec réticence, et une fois en face du prince Nicolas, un homme sévère et immense, vêtu d'une lourde robe de brocart et de fourrure, portant un collier massif serti de pierres précieuses et une barbe taillée en pointe comme les anciens chefs vikings, je compris enfin d'où venait l'arrogance d'Ulfasso.

— Mon neveu n'est pas ici, nous lança-t-il froidement après avoir considéré Chovsky d'un regard lourd et hautain. Il est reparti il y a à peine une demi-heure, si vous voulez le voir, il vous faut remonter sur vos chevaux sans perdre un instant.

Ainsi, Chovsky avait vu juste. Ulfasso avait eu l'audace de se rendre jusqu'à Nizhniy, comme si de rien n’était.

Chovsky se redressa, soudain alarmé.

— Savez-vous où il est allé ? demanda-t-il avec empressement.

— Je l'ignore, répondit le prince Nicolas en lissant entre deux doigts gantés la pointe de sa barbe. Ulfasso ne me dit jamais rien. J'étais déjà surpris de le voir à Nizhniy, n'étiez-vous pas censés être à Kiev ?

Sans répondre, Chovsky se tourna vers moi.

— Il faut y aller, Erik. Je sais où se trouve Ulfasso. Là où il se rend toujours avant de quitter la ville...

Au mausolée du Vieux Kremlin, finis-je intérieurement. Nous saluâmes rapidement, et reprîmes nos épées. Mais au moment de franchir la porte du palais des Tchevsky, Chovsky se retourna :

— Ulfasso a déserté, lança-t-il froidement à l'adresse du prince. Il a passé tous ses hommes par le fil de l'épée, puis il a disparu. L'opritchiniya n'est plus, le prince Cheremetiev ayant déserté également quelques jours plus tôt, à Kiev. Veuillez transmettre l'information à sa famille, s'il vous plait.

Et sous les yeux incrédules du prince, il quitta le palais, moi sur ses talons.

Nous sautâmes à dos de nos montures et galopâmes ventre à terre vers le mausolée, au Vieux Kremlin. Et là, attaché devant la tombe familiale des Tchevsky, nous aperçûmes le cheval d'Irina, qu'Ulfasso avait récupéré après sa mort.

— Il est ici, murmura Chovsky. Viens, Erik, et à sa suite, je poussais les lourdes portes du tombeau.

Ulfasso y était, en effet. Debout face à la statue de sa mère, il marmonnait des paroles quasi-inaudibles sans nous prêter plus d'attention qu'au monastère.

— Ulfasso ! l'interpella Chovsky en s'avançant dans sa direction à grand pas, avant de s'arrêter face aux marches. Pourquoi as-tu tué tout le monde, à Ilniev ? Cette fois, tu vas devoir répondre de tes actes devant le tsar, pour le massacre gratuit de l'opritchiniya !

Face à ses paroles menaçantes, Ulfasso ne se retourna même pas. Je pus attraper une bribe de ce qu'il murmurait :

— On nous a menti, mère… Finalement, la Russie n'est pas la terre promise que nous attendions. Laissez-moi donc vous emmener loin d'ici encore une fois, et veuillez pardonner cette dernière impolitesse.

Chovsky, qui venait apparemment d'entendre lui aussi le monologue d'Ulfasso, ouvrit de grand yeux ébahis.

— Tu divagues complètement, ma parole, murmura-t-il d'une voix pourtant audible. Tu es devenu complètement fou ! Reprends-toi, bon sang, et regarde moi !

Mais là encore, Ulfasso ne lui adressa pas un mot. Il parut reconnaître notre présence, toutefois :

— On vient encore nous déranger, mère... Je vous l'ai dit, il faut partir d'ici.

Et ayant dit cela, il posa ses mains sur la statue, arrachant la dalle qui scellait le tombeau aussi facilement que si elle n'eut été qu'une planche de bois. À ma grande horreur, il se pencha alors, pour en tirer un lourd cercueil de chêne et d'airain qu'il dressa à la verticale devant lui.

C'en était trop pour Chovsky. Ayant grimpé les marches qui le séparaient d'Ulfasso quatre à quatre, il abaissa sa lame à la droite de ce dernier, juste devant son cou.

— Cette fois, tu es allé trop loin, Ulfasso, dit-il calmement. Arrêtes tout de suite ce nouveau sacrilège, et remets-toi au jugement du tsar. Je n'ai pas envie de t'affronter, Ulfasso. Rends toi sans conditions, et tu auras la vie sauve !

Surpris, Ulfasso avait enfin tourné la tête, le regard baissé sur la lame qui le menaçait. Mais au lieu de se rendre, il commença à émettre un ricanement sinistre, qui me hérissa les cheveux sur la tête. Ulfasso était devenu définitivement fou, sans aucun espoir de retour.

Et se retournant complètement dans un mouvement brusque, il chassa la grosse épée de Chovsky loin de sa gorge. Ce dernier eut la présence d'esprit de faire un bond en arrière, se mettant immédiatement hors de portée du sabre de celui qui avait été son ami.

— Mais qu'est-ce qui t'arrives, bon sang ? s'écria Chovsky. Qu'est ce qui s'est passé dans ce monastère ? Va-tu me répondre, oui ou non ? Et où est Irvine ?

— Roman..., murmura Ulfasso en réponse. Il est mort. Mon sang l'a empoisonné, et s'étant rendu au monastère d'Ilniev pour se faire soigner, il a été immolé par le feu par ces moines stupides qui disaient qu'il était devenu démoniaque. Ces derniers, d'autre part, ayant refusé de me laisser entrer, je les aient tous tués. Je devais venger la mort de Roman. Tu devrais le comprendre, Anton. Maintenant, laisse-moi, j'ai des choses importantes à faire.

Chovsky, catastrophé, baissa la tête.

— Non, dit-il, désespéré. Pour la mémoire de Roman et au nom de notre amitié, je me dois de t'arrêter. Tu vas me suivre, Ulfasso, jusqu'à Moscou, où tu raconteras tout ça devant le tsar. Il te pardonnera, mais tu dois te reprendre, nom de Dieu !

Ulfasso se retourna, les yeux lançant des éclairs.

— Je n'ai pas à me justifier devant cet incapable d'Ivan V, hurla-t-il, qui n'arrive même pas à tenir son propre pays ! J'ai été élu, le comprends-tu ? Je l'ai réalisé au monastère, je suis l'élu, le fils d’un messager céleste, un être supérieur qui renferme en son corps le pouvoir de vous gouverner tous ! Personne n'a à me dire ce que je dois faire, personne ne peut juger ou même comprendre mes actes ! Même pas toi, Anton !

Comprendre les actes d'Ulfasso, dictés par une folie furieuse et contagieuse, ça, c'était impossible, en effet. Le juger, en revanche… Chovsky décida que c'était ce qu'il avait à faire. Se jetant au combat, sabre levé, il se précipita courageusement sur Ulfasso. Mais d'un revers de sa lame, celui-ci le repoussa, et alors que mon ami se relevait, Ulfasso était déjà sur lui. Chovsky n'eut que le temps de parer le coup de son yatagan en serrant les dents, et il fut envoyé en arrière par la force démoniaque d'Ulfasso, où il dévala les marches menant au mausolée. Je me précipitais vers lui, alors qu'Ulfasso remontait calmement vers la tombe profanée de sa mère, ne se retournant même pas lorsque le yatagan de Chovsky, jeté en l'air, termina sa course en allant se planter juste derrière lui.

— Chosvky ! lui dis-je en m'agenouillant à ses côtés. Tu n'as rien ?

— Ça va, grinça t-il. Mais je ne peux plus bouger… Prends mon épée, Erik, et finis-en avec Ulfasso.

En finir avec Ulfasso, lui qui n'avait même pas récolté une égratignure ? Soit, j'étais tellement remonté contre lui que je me sentais le cœur de le faire. Ramassant l'épée légère de mon ami, je revins dans le mausolée en silence, montait les marches en avisant le dos d'Ulfasso toujours immobile, et abattis ma lame sur lui sans même crier pour annoncer ma présence.

Mais Ulfasso esquiva avec une précision diabolique, et mon épée alla fracasser le cercueil, qu'elle éclata dans une pluie de bois, révélant un cadavre momifié recouvert de tulle blanche. Fou de rage, Ulfasso se précipita sur moi, et je me retrouvai empalé sur son sabre du côté droit, les deux mains sur la lame.

— Comment oses-tu profaner le corps de ma mère ? hurla-t-il avant de me jeter au loin.

Je m'écroulai sur les marches, aux côtés de Chovsky, me tordant de douleur. À peine une minute plus tard, nous aperçûmes Ulfasso passer à côté de nous, le cadavre de la princesse Anastasia sous le bras. Les longs cheveux blancs de cette dernière et sa robe de tulle aux extrémités rongées trainant par terre, le spectacle était morbide. Il quitta les lieux sans nous jeter un regard, nous laissant là.

Chovsky finit par parvenir à se relever, et il s'approcha de moi.

— Ça va aller, Erik, me dit-il d'une voix qui se voulait rassurante, tu vas t'en tirer. La lame n'a pas touché d'organe vital, par miracle, elle n'a fait que passer dans les chairs.

Même dans ma douleur, je n'en revenais pas. Ulfasso, mon général bien-aimé, avait tenté de me tuer... C'est à ce moment-là que je réalisais qu'il n'y avait plus rien à faire, qu'il était perdu pour nous. Je ne sais si Chovsky le réalisa, toujours est-il qu'il se releva, me chargea sur son dos et sortit du mausolée péniblement, trainant son yatagan derrière lui.

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